Dans la lignée des travaux de Patrick Geary et Theo Riches, Levi Roach a pour objectif dans ce livre de montrer comment moines et évêques ont, vers la fin du Xe et le début du XIe siècle, utilisé la fabrication de faux actes non seulement pour s’arroger des droits indus ou perdus, mais aussi pour modifier l’histoire, pour orienter les mémoires dans un sens convenant davantage à leurs ambitions.
Pour ce faire, il prend, ou reprend, quelques dossiers, concernant l’Italie, l’Allemagne, la France, l’Angleterre. Et conteste que cette diversité puisse être problématique: il y avait certes une diversité politique et institutionnelle, mais dans un cadre culturel largement commun.
Le premier dossier étudié est celui de faux élaborés à Worms sous l’épiscopat d’Anno (950–978). Ils concernent l’immunité, pourtant déjà acquise, mais dont Anno souhaitait préciser les contours. Car l’immunité, explique Levi Roach, est très protéiforme; or Anno craignait l’action du comte local. Toutefois, selon l’auteur, les faux élaborés à l’initiative d’Anno n’ont jamais fait l’objet de pseudo-originaux, ce qui montre que l’objectif n’était pas juridique, mais historiographique: il s’agissait de construire un passé plus utile, qui de fait, fournit une base à l’expansion du pouvoir épiscopal sous Burchard (999–1025).
Que fait-on quand on est évêque de Passau (Pilgrim, 971–991), et qu’on aimerait faire de son évêché le Magdebourg du sud, c’est-à-dire le siège archiépiscopal de mission en Pannonie, au détriment de Salzbourg? Puisqu’on sait que le siège de Passau se trouvait auparavant à Lorch, le plus simple est d’inventer des actes pontificaux mentionnant un archevêché de Lorch. Cela pouvait-il marcher? Non, et l’évêque Pilgrim le savait très bien: il n’a d’ailleurs pas fait usage de ces faux. Mais cela lui a permis de modifier la mémoire de son siège épiscopal.
L’abbaye d’Abingdon, fondée par l’évêque de Winchester Æthelwold (963–984), avait longtemps bénéficié de la faveur royale, avant de subir des détournements de biens. L’abbé Wulfgar travailla à pouvoir présenter des diplômes de restitution, mais l’examen de ces actes, et de bien d’autres reçus dans le même contexte par d’autres églises, montre qu’en réalité il s’agit de faux, qu’on pourrait dire »commis en réunion«.
L’exemption était également le souci d’Abbon, abbé de Fleury (988–1004), et cela nous amène à l’épisode célèbre du concile de Saint-Basle de Verzy. L’enjeu était ici la sujétion, ou au contraire l’indépendance, de l’abbaye de Fleury par rapport à l’évêque d’Orléans.
Dernier dossier, celui de Léon, évêque de Verceil (999–1026), qui prit ses fonctions dans un contexte troublé: début du gouvernement personnel d’Otton III, et au niveau local assassinat deux ans auparavant de son prédécesseur Pierre. Léon aussi avait besoin d’assurer la propriété du patrimoine de son évêché. Mais ce proche d’Otton n’eut pas besoin de falsifier des actes, puisqu’il rédigea lui-même les diplômes qu’il obtint de son seigneur. Des actes authentiques, donc, mais qui mentaient sans vergogne sur certains points.
La conclusion valide la proposition initiale de l’auteur: les faux sont très divers, autant en ce qui concerne les motivations que les moyens mis en œuvre. Mais dans tous les cas la confection de faux pouvait être due autant, sinon davantage, à la volonté de créer (ou transformer) une mémoire et une histoire, qu’à une utilité juridique immédiate. À moins que cette action sur la mémoire ne fût qu’une première étape?
Dans l’ensemble de cet ouvrage Levi Roach accorde une grande attention aux documents, qu’il examine de très près. À l’historiographie aussi, au point que lorsqu’il cite un historien il indique fréquemment quelle formation il avait reçue. Aux hommes du Moyen Âge également, dont il retrace avec précision la carrière et les relations. Son livre, écrit avec clarté et humour, se lit aisément et sera très utile aux diplomatistes ainsi qu’aux historiens de l’écrit ou de l’Église.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benoît-Michel Tock, Rezension von/compte rendu de: Levi Roach, Forgery and Memory at the End of the First Millennium, Princeton (Princeton University Press) 2021, XXX–326 p., 52 b/w ill., 4 tab., 3 maps, ISBN 978-0-691-18166-0, USD 45,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89167