Cet ouvrage important et dense est issu d’une thèse de doctorat soutenue sous la direction de Jean-Marie Moeglin et Martin Nejedly à l’université Paris-Sorbonne en 2017. Aussi il est normal de trouver dans l’introduction (p. 9–38) l’état des études sur Froissart selon les thèmes abordés depuis le XIXe siècle. V. Soukupová s’engage, elle, dans une voie théorique et conceptuelle, partant du constat qu’»un texte, et plus précisément un récit, ne saurait être une empreinte pure et simple des événements qu’il relate«, et annonce une recherche sur le »récit qui vise à reconstruire de façon véridique la réalité historique que l’auteur a pu connaître«, mais aussi le système de valeurs dans lequel il évoluait, les principes universels de narrativité, sans oublier le contexte culturel et littéraire. Se pose enfin le problème des versions des livres de Froissart: au moins deux pour les trois premiers, une seule pour le livre IV.

L’ouvrage est développé en quatre parties. Dans la première, »Les Facettes d’une identité et l’appréhension du monde« (p. 39–152), V. Soukupová s’intéresse dans un premier chapitre (»Un chroniqueur hennuyer entre les ›nations‹«, p. 45–79) à ce qui définit Froissart: sa langue, le français, son pays d’origine, le comté de Hainaut, et pose la question de la signification de la »nation« et de la perception de l’étranger, européen ou extra-européen. Dans le second (»Le chroniqueur à gages: les liens de Froissart avec ses mécènes«, p. 81–152), elle étudie ceux à qui sont dédiées (Robert de Namur, Enguerrand VII de Coucy) ou ceux qui ont commandé (Guy de Blois) les »Chroniques«, et incorpore à son corpus d’œuvres celles de fiction, pour Venceslas de Luxembourg et Jeanne, duc et duchesse de Brabant, ses patrons avec qui Froissart a développé des »liens affectifs«.

La deuxième partie, »L’auteur, le récit et la construction de l’autorité« (p. 153–249) est déclinée en trois chapitres. Il y a d’abord le »je« multiple qui rédige le texte: le conteur, le metteur en mémoire, le juge des événements et moralisateur et le régisseur des informations (»Le ›je‹ et la construction du texte«, p. 159–176). Ensuite, ce »je« s’affirme auteur en signant son œuvre (»La signature: l’auteur et le prologue«, p. 177–193). Puis, ce »je auteur« s’insère dans son récit, se présentant comme témoin (»La mise en scène de l’auteur-témoin«, p. 195–210). Enfin, l’autorité de l’auteur n’est-elle pas fragile? Pour l’affirmer, Froissart se place dans la continuité de Jean Le Bel, comme témoin oculaire et auriculaire, et se sert et cite d’autres sources (»La construction de l’autorité auctoriale«, p. 211–249).

Suit logiquement dans la troisième partie, »Les sources et la véracité référentielle« (p. 251–339), l’étude des sources qui fondent l’autorité de l’auteur: d’abord les sources écrites (p. 259–313), en premier lieu le texte de Jean Le Bel, qui est retravaillé, les sources diplomatiques, assez absentes même si Froissart y avait accès, puis les sources orales (p. 315–339), communiquées par les hérauts d’armes, mais aussi par des anonymes dont il ne donne ou ne veut pas donner le nom.

Dans la quatrième partie, »La réalité historique et le récit du chroniqueur« (p. 341–466), V. Soukupová s’attaque à »la déconstruction et la réalité et la reconstruction de celle-ci dans le récit historique«. Mais d’abord quelle est la »réalité historique« (p. 345–388) et le rapport de Froissart à elle? Il y a en premier la construction de l’événement, l’»aventure« mise en intrigue selon la conception médiévale du temps, un temps linéaire, mais aussi un temps »réel« déployé dans le récit. Ensuite, quelle est la nature du récit historique (p. 389–430)? Pour Froissart, il s’agit aussi bien de »chronique« que d’»histoire«. Sa forme est celle de la prose, »langue de la vérité«, en opposition à l’épopée. Son but, contrairement à la brevitas de son prédécesseur Jean Le Bel est de »raconter tout au long«, pour élucider les causalités et aussi apporter le plus possible de détails. Cela lui permet de »Recréer la ›réalité historique‹« (p. 431–466), car le temps fuit, la mémoire humaine est fragile, or lui est doué de sens et memoire et bonne souvenance de toutes les choses passées et d’engin cler et agu pour concepvoir tous les fais dont [il] pourroi[t] estre informé, et donc rédiger ses »Chroniques«même si l’on note des failles dans sa mémoire. Enfin le récit historique est étudié comme »effet de réel«, selon la présentation de Roland Barthes.

Dans sa conclusion, »L’écriture historique de Jean Froissart et sa postérité« (p. 467–488), V. Soukupová rappelle les acquis de son travail et étudie brièvement Enguerrand de Monstrelet et Georges Chastelain (pourquoi l’orthographe »George«, alors qu’elle n’écrit pas »Jehan« pour Froissart?). Suit une bibliographie thématique fournie (p. 489–531), et un index des noms, des auteurs modernes et des lieux (p. 535–548).

Durant toute sa rédaction V. Soukupová se réfère aux auteurs ayant travaillé, depuis le XIXe siècle, mais surtout dans les dernières décennies, sur le texte, l’histoire, l’auteur, l’historien, sur Jean Froissart et son œuvre. Dès son doctorat, elle s’est placée au cœur des débats universitaires sur tous ces thèmes, ce qui montre son envergure intellectuelle et la qualité de son travail. Elle nous offre ainsi un ouvrage qui s’impose comme une référence sur Jean Froissart et ses »Chroniques« pour des années à venir.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Věra Soukupová, La construction de la réalité historique chez Jean Froissart. L’historien et sa matière, Paris (Honoré Champion) 2021, 553 p. (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 129), ISBN 978-2-7453-5495-2, EUR 75,00., in: Francia-Recensio 2022/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89171