En dépit de ce que pourrait suggérer son titre, le nouvel ouvrage de Dan Diner n’est pas une uchronie. Il s’agit ici d’un changement de perspective, d’un retournement: une »autre guerre« parce que l’on regarde à partir du Sud, avec concentration sur le monde colonial, notamment sur la Palestine, en particulier juive, point de contact entre le Nord et le Sud. Abordant le sous-titre, le lecteur pourrait redouter une énième reprise de cette constellation. Dans les faits, ces dernières années se sont multipliées les productions historiographiques, certaines sérieuses, d’autres à la limite du militantisme sous couvert scientifique, mais aussi les déclarations/allégations politiques relatives au Moyen-Orient dans la Deuxième Guerre mondiale1. Heureusement Dan Diner, fidèle à lui-même, sait faire la part des choses: c’est un livre engagé par l’angle d’attaque qu’il choisit, mais un livre détaché par le recul qu’il adopte par rapport justement à cette observation subjective des choses.

L’ouvrage nous plonge dans une Deuxième Guerre mondiale peut-être méconnue du lecteur français: celle de la Méditerranée, du Moyen-Orient et de l’océan Indien. Autant d’espaces fondamentaux pour l’Empire britannique, dont dépend encore la Palestine alors placée sous mandat; avec des positions clés à défendre résolument contre d’une part les aspirations italiennes, japonaises d’autre part, et enfin allemandes. Le déroulement du récit permet ainsi à des aspects jusque-là quelque peu marginaux d’émerger, voire de revêtir une importance considérable. De même, le changement de focale adopté entraîne un chamboulement dans la chronologie: cette »autre guerre« débute plus tôt (avec la guerre d’Éthiopie), pour s’achever plus tôt (avec la défaite allemande à El Alamein), en tout cas dans ses aspects les plus menaçants.

Les dimensions sont d’une part géopolitiques. Le lecteur se retrouve, ou se perd, dans l’Orient compliqué, jonction entre les différents points de l’Empire britannique. L’impératif est alors d’en garantir la sécurité, puisque c’est une liaison, une station-service au débouché du pipeline irakien, fondamental pour l’appareil militaire britannique, qu’il faut éviter de voir tomber dans l’escarcelle italienne, ou allemande, tentante pour des Arabes en révolte contre la puissance mandataire. Les Anglais sont alors confrontés à un dilemme: conscients de la menace d’un ralliement arabe à l’Axe, il faut s’en garder les suffrages, même si de ce côté des blocages existent (les Arabes de Palestine ayant refusé le plan de partition de 1937); et en parallèle Londres est tenté d’abandonner les sionistes (p. 77: »If we must offend one side, let us offend the Jews rather than the Arabs«). Le Moyen-Orient constitue également le point avancé pour la défense des Indes: celles-ci sont à défendre contre les aspirations japonaises, et contre les menaces internes, avec la montée du nationalisme indien et la nécessité de gérer cela de façon plus adaptée que par le passé (avec le souvenir de la répression sanglante d’Amritsar en 1919). La sécurité de l’ensemble est mise à mal par la solidarisation des nationalistes indiens avec les nationalistes palestiniens (1938). Au final c’est le choix du rétablissement ferme de l’ordre qui est fait, laissant des souvenirs douloureux dans la mémoire indienne et pavant la voie de l’indépendance, en 1947.

Les dimensions observées ici sont également internes au mouvement sioniste. La période en question est marquée par de vifs débats au sein du sionisme, avec la victoire définitive du réaliste Ben Gourion. Diner rappelle à cet égard la perception de la Shoah qui demeure imprécise, voire nuancée: est-ce là le principal problème, n’est-ce pas plutôt la nécessité d’accélérer la mise en place d’un État juif après la guerre? En parallèle est discutée la question de l’accueil à réserver aux immigrants juifs, ceux-ci ne correspondant pas forcément aux critères sionistes concernant la qualité du »matériau« en question. Les sionistes débattent de la nécessité de coopérer, ou pas, avec les Anglais; d’accepter le rythme qu’ils imposent à l’immigration (avec en parallèle l’accord passé en 1933 avec l’Allemagne nazie); ou au contraire de leur forcer la main (option des »révisionnistes«, favorables à une immigration juive massive, en lien avec des gouvernements est-européens – Pologne, Roumanie – qui veulent se débarrasser de leurs Juifs). C’est également à ce moment que se tient la dramatique conférence d’Évian (juillet 1938), à propos de laquelle Diner souligne l’attitude ambiguë des sionistes: pour eux, s’il s’agit certes de trouver une solution au »problème juif«, si des pays se déclarent prêts à accueillir des Juifs, ceux-ci ne viendront pas s’installer en Palestine2. Dans les cercles dirigeants sionistes, la même ambiguïté, le même réalisme domine à propos des »Kindertransporte«: doit-on laisser tous les enfants juifs allemands qui le peuvent partir vers la Grande-Bretagne? Ou en évacuer seulement la moitié, mais vers la Palestine? Et comment faire pour surmonter les obstacles britanniques à l’immigration, au risque de mettre en danger les candidats au départ vers la Palestine, eux-mêmes venant d’échapper à la Shoah? Dans tout cela s’impose, jusqu’au bout, la difficile prise en compte de la réalité de la Shoah, dont pourtant des témoignages de première main sont disponibles en Palestine, avec l’arrivée de personnes ayant pu fuir l’Europe, mais incomprises, voire méprisées.

Du côté des sionistes, le réalisme l’emporte lorsqu’est prise la décision de se mettre du côté des Britanniques, même si ces derniers viennent d’annoncer la limitation de l’immigration juive en Palestine. Cela a des conséquences pratiques, avec l’enrôlement de Juifs palestiniens dans l’armée britannique: mais ceux-ci doivent-ils lutter sur tous les fronts (Weizmann), ou rester sur place et défendre la Palestine (Ben Gourion)? Engagés, comme les Palestiniens arabes, les soldats juifs de l’armée britannique font pour certains l’expérience de la captivité allemande, comme leurs camarades arabes; mais au contraire de ce qui est voulu par les Allemands, on n’observe pas de désolidarisation entre internés, l’emprisonnement permettant d’ailleurs à ces Juifs palestiniens d’échapper à la Shoah.

Cette »autre guerre« prend une tournure particulièrement dramatique lorsque la Palestine semble directement menacée par les armées allemandes, qui avancent à partir du Nord (Caucase) et du Sud-Ouest (Egypte). Se posent alors des questions cruciales pour l’identité et le devenir sionistes, relatées en détail par Diner: faut-il évacuer une partie de la population? Ou au contraire rester ensemble, et le cas échéant mourir ensemble? Doit-on se défendre bec et ongle pour se distinguer des Juifs de la diaspora qui se font au même moment massacrer? Doit-on renforcer la défense immédiate (avec la mise en place d’un véritable bastion sur le mont Carmel, réduit sioniste qu’il faudra défendre jusqu’au bout), en préfiguration des défis à venir, au moment où les Britanniques semblent se préparer à se regrouper en Egypte, à évacuer la Palestine, laissant les Juifs livrés à leur propre sort dans la logique de la première trahison envers la déclaration Balfour qu’est le »Livre blanc de 1939«? Sur le moment, les Juifs de Palestine s’imaginent livrés aux Allemands, qui veulent étendre la Shoah à la Palestine après sa conquête. Diner revient ici sur les dimensions réelles (Rhodes, déportation encore en juillet 1944) ou potentielles de la Shoah en Méditerranée orientale, avec des perspectives funestes alimentées par la fureur antisémite du grand mufti de Jérusalem, lui qui en appelle aussi à massifier les bombardements de l’Axe sur la Palestine.

Mais à la différence de certains auteurs récemment encore, Diner sait ramener l’ensemble à sa juste mesure. Il rappelle ainsi que le mufti de Jérusalem n’est pas suivi par les Arabes de Palestine, eux-mêmes victimes des bombardements qu’il appelle de ses vœux. Tandis que dans les faits les Juifs de Palestine n’ont jamais été placés dans la nécessité d’aller au-delà des planifications évoquées ci-dessus: Diner ne cède pas au scenario catastrophe à rebours que d’aucuns n’ont pas hésité à établir3. Il constate seulement ce qui a été réalisé (présence militaire allemande subreptice au Moyen-Orient à l’été 1941, avions allemands en appui – vain – au coup d’État irakien), mais ne glose pas sur ce qui aurait pu être réalisé. La Palestine n’entre jamais directement dans la guerre, et les Allemands ont toujours su qu’au-delà du symbole de l’avancée de Rommel, la région ne pouvait être ni conquise, ni tenue du fait des contraintes et limites logistiques. Et les Britanniques parviennent à sécuriser la zone au fur et à mesure: printemps 1941 (Irak, Syrie, Liban); automne 1942 (El Alamein); Stalingrad en février 1943, écartant toute menace allemande sur le Moyen-Orient à partir du Nord, avec consolidation par le biais de l’emprise anglo-soviétique sur l’Iran, qui devient la base-arrière et le point de départ de la contre-offensive soviétique contre l’Allemagne. Tandis que les Japonais ne menacent plus les Indes, et se concentrent sur le front du Pacifique.

La Deuxième Guerre mondiale est aussi synonyme de renforcement de la capacité militaire sioniste, même si les moments traumatiques vécus par le Yichouv, la communauté juive de Palestine, entraînent des constructions mémorielles, qui seront intégrées à la construction étatique et identitaire israélienne. Après la période de la grande peur, c’est celle de l’attente. De 1947 date le début du retrait des Anglais du Southern British World, Indes et Moyen-Orient. Pour les Juifs d’Europe de l’Est qui vivent encore, l’heure arrive du départ vers la Palestine, cette région où il est possible de vivre »entre Juifs«, et qui a été sauvée du massacre »par hasard«, appelée à devenir l’État d’Israël, objet d’autres guerres à venir.

Dans cette »autre guerre«, Dan Diner offre un changement de perspective et propose une approche multi-perspectiviste, conduisant par là à quelques répétitions et retours en arrière dans sa démonstration. Mais le résultat est concluant: le lecteur se met à la place des acteurs du récit, envisageant d’un autre œil ce qu’il semblait bien connaître jusque-là. L’exercice n’est pas un pur jeu d’esprit, mais bien une nouvelle présentation d’un morceau d’histoire de cet Orient compliqué dont les effets se font encore ressentir aujourd’hui.

1 On pourra se reporter à notre contribution: L’Allemagne, le monde arabo-musulman, la Shoah, in: Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat, Olivier Lalieu (dir.), Nouvelle histoire de la Shoah, Paris 2021, p. 303–318.
2 On sait que lors de cette rencontre internationale peu de pays sont disposés à accueillir des réfugiés juifs d’Europe, scellant alors leur sort fatal; une attitude par la suite pointée du doigt par Israël, considérée, à juste titre, comme un abandon des Juifs d’Europe aux Allemands.
3 Klaus-Michael Mallmann, Martin Cüppers (dir.), Halbmond und Hakenkreuz – Das Dritte Reich, die Araber und Palästina, Darmstadt 2006 (traduction française: Croissant fertile et croix gammée: le Troisième Reich, les Arabes et la Palestine, Lagrasse 2009).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Trimbur, Rezension von/compte rendu de: Dan Diner, Ein anderer Krieg. Das jüdische Palästina und der Zweite Weltkrieg. 1935–1942, München (DVA) 2021, 352 S., ISBN 978-3-421-05406-7, EUR 34,00., in: Francia-Recensio 2022/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89228