Fruit d’un travail réunissant quatre historiens et historiennes de Iéna, l’ouvrage dresse le constat d’une actualité alarmante: celle d’une (re)conquête méthodique par l’extrême droite de l’espace public, politique et parlementaire en Allemagne. Pour comprendre et »contenir«, comme l’indique le sous-titre, le »retour du nationalisme«, il faut sonder les causes de phénomènes qui nous semblent très contemporains et leur donner une profondeur historique. Telle est l’ambition des auteurs: esquisser les lignes de continuité permettant de révéler les facteurs politiques, sociaux et mémoriels qui ont, tout au long de la guerre froide et après 1990, favorisé l’émergence ou la résurgence du nationalisme et ses effets délétères, le racisme, l’antisémitisme et la violence.

L’un des plus grands mérites de cette étude qui s’adresse à un large public, est sans aucun doute de rappeler que le nationalisme ne disparaît pas avec le régime national-socialiste, mais qu’il a su, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, se réinventer et s’adapter aux systèmes des deux États allemands. Ainsi, on ne peut que saluer la mise en miroir systématique de l’histoire de la RFA et de la RDA, et de leur rapport au passé nazi, qui permet non seulement de replacer l’objet dans les sociétés et régimes qui l’ont vu (re)naître, mais aussi d’infirmer les lectures simplistes qui survalorisent la »success story« (Erfolgsgeschichte) de la démocratie ouest-allemande au détriment de la dictature est-allemande, présentée comme terreau fertile et originel de l’extrême droite actuelle: les choses sont effectivement plus complexes et les auteurs rappellent fort justement que le nationalisme contemporain est le résultat de ces deux histoires entremêlées.

Sagace et pertinent, l’ouvrage propose une présentation synthétique aussi concise (222 pages de texte) que précise et nuancée des faits, figures et contextes saillants à travers lesquels s’est construite l’extrême droite après 1949. Ses huit chapitres suivent une trame rigoureusement chronologique. Le 1er chapitre met ainsi la focale sur les débats suscités, à l’Ouest, dans l’immédiat après-guerre par la dénazification et la réintégration, derrière le paravent d’un consensus démocratique et anticommuniste, des anciennes élites nazies dans l’appareil d’État. Le mutisme et la volonté de »tirer un trait« sur ce passé encombrant qui caractérisent le rapport au nazisme dans l’ère Adenauer, se heurtent dans les années 1960 à l’éveil des consciences provoqué tant par la mise en garde d’intellectuels et d’historiens convaincus de la nécessité de thématiser encore et encore la responsabilité des contemporains que par les emblématiques procès d’Auschwitz ou les débats sur la prescription judiciaire qui rendent impossible l’enfouissement définitif de cette histoire encore palpable. En RDA, en revanche, l’approche est toute autre, comme le montre Christina Morina dans le 2e chapitre: avec l’établissement de la doctrine antifasciste, l’Allemagne communiste impose par le haut une mémoire ritualisée qui glorifie les résistants communistes et l’armée rouge en laissant de côté la question de l’Holocauste. Cette mémoire surplombante, à la fois biaisée et omniprésente, entrave tout travail réflexif sur le passé, mais n’empêche pas la RDA de décréter »l’innocence collective« (p. 48) des Allemands absous de leurs crimes s’ils se fondent dans le »socialisme réellement existant«.

Le 3e chapitre questionne la »résistance« qu’oppose le camp nationaliste rapidement reconstitué, à l’Ouest, après 1945 à la démocratie »instaurée par les Alliés« et à sa »mémoire-repentance«. Ce faisant, son auteur, Maik Tändler, retrace brièvement l’histoire des principaux partis nationalistes, notamment le SRP, interdit en 1952 en raison de sa proximité idéologique avec le NSDAP, et le NPD dont le succès électoral au milieu des années 1960 survient justement au moment où la RFA, gâtée par la conjoncture dans l’après-guerre, connaît sa première crise économique. S’y ajoute un autre facteur, particulièrement déterminant pour l’essor de l’extrême droite dans les années 1970–1980: la pluralisation de la société ouest-allemande qui contrairement à celle de la RDA se mue progressivement en société multiculturelle, tout en refusant de s’assumer comme telle et de mettre en place une politique d’intégration adaptée. Afin d’en rendre compte, Franka Maubauch, auteure du 4e chapitre, ose le pas de côté et relate, »par le bas«, l’histoire croisée des »travailleurs invités« (Gastarbeiter), souvent turcs, à l’Ouest, et des »travailleurs contractuels« (Vertragsarbeiter) venus des »pays frères«, à l’Est. Des deux côtés du Mur, les »étrangers« connaissent des discriminations similaires. En RFA, ils subissent un racisme »ordinaire« que banalisent des médias et une classe politique prompte à normaliser un discours d’exclusion à leur encontre; ils rencontrent un racisme endémique en RDA où prospère à leurs dépens une violence spontanée à peine sanctionnée par les autorités communistes.

Mais cette période est également marquée par le retour lancinant de la question mémorielle, comme le révèle le chapitre 5 qui revient sur le célèbre discours du président von Weizsäcker (1985) à propos de la »libération« de l’Allemagne en mai 1945, avant de retracer la fameuse »querelle des historiens« (Historikerstreit) dans laquelle s’affrontent des mois durant des points de vue antagonistes sur l’exceptionnalité du national-socialisme. Dans les décennies suivantes, observe Norbert Frei, le rapport à l’histoire du nazisme s’apaise et se normalise, voire se démocratise dans le sens où la société, prise dans une sorte de »frénésie historique«, s’en empare à son tour, et qu’est inauguré au cours des années 2000, en plein cœur de Berlin, le mémorial de la Shoah matérialisant une mémoire officielle centrée sur les victimes.

Le chapitre 6 part de »68« comme date inaugurale de la »décennie noire« des années 1970 dans laquelle s’organise la riposte réactionnaire à la »libéralisation« de la société et à l’influence de la gauche au pouvoir: Maik Tändler décrit l’apparition de la Nouvelle Droite qui renouvelle le langage de l’extrême droite sans fondamentalement transformer son logiciel. Il scrute la radicalisation du courant national-révolutionnaire et explique l’apparition de groupes armés dont une partie verse par la suite dans le terrorisme. L’attentat de la fête de la bière de Munich (1980) marque ainsi le sanglant apogée d’une série d’attentats qui connaît son prolongement dans les meurtres en série de la NSU des années 2000. Mais la violence connaît encore une autre déclinaison, plus spontanée et diffuse: celle des »pogroms racistes« (chap. 7) – et Franka Maubach insiste à juste titre sur l’utilisation de ce terme – qui s’abattent, entre 1991 et 1993, sur des personnes issues de l’immigration, dans un contexte de restructurations socio-économiques à l’Est et d’hystérisation du débat sur le droit d’asile à l’Ouest. Depuis, l’extrême droite n’a cessé de réactiver ce fonds idéologique à la faveur des crises européennes et globales, de le mobiliser dans la rue et les parlements, comme l’ont fait les Republikaner et le NPD dans les années 1990–2000, puis l’AfD dans les années 2010, devenue la figure de proue d’un national-populisme particulièrement bien implanté dans l’Est de l’Allemagne. Un constat que Christina Morina explique magistralement par la culture politique très singulière de la RDA qui loin du cliché d’apathie que l’on prête parfois à ses citoyens, était au contraire marquée par un régionalisme affirmé et une posture de bravade plus ou moins directe que récupèrent à l’envi les populistes de tous bords contre la démocratie libérale (chap. 8).

Pour autant, »Berlin« n’est pas »Weimar«, affirment les historiens et historiennes en référence à la célèbre formule de Fritz René Allemann en conclusion. Contre l’incursion du nationalisme, ils prônent un pragmatisme démocratique fondé sur un »patriotisme constitutionnel« qui défende une société ouverte et accueillante. Sur cet appel motivé et motivant se termine cet excellent ouvrage qui mérite d’être lu.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Valérie Dubslaff, Rezension von/compte rendu de: Norbert Frei, Franka Maubach, Christina Morina, Maik Tändler, Zur rechten Zeit. Wider die Rückkehr des Nationalismus, Berlin (Ullstein Buchverlage) 2019, 253 S., ISBN 978-3-550-20015-1, EUR 16,00., in: Francia-Recensio 2022/2, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.2.89231