Bien connu par ses nombreux travaux sur l’architecture gothique dans l’ouest de la France, Y. Blomme a élargi ses recherches à l’échelle de l’ancien royaume médiéval – c’est-à-dire globalement dans les frontières issues du traité de Verdun – tout en développant une nouvelle problématique. La compétition entre maîtres d’œuvre pour bâtir plus grand, plus haut, plus lumineux, a été souvent traitée du point de vue architectural, sans toujours la replacer dans un contexte ecclésial. À l’exception notable d’Yves Gallet et de quelques collègues attentifs aux particularités des cathédrales archiépiscopales, les questions hiérarchiques ont peu retenu la sagacité des chercheurs. Or, nous savons par ailleurs que dans une société d’ordre les préséances pointilleuses, avec pour corollaires querelles et susceptibilités, régissent tant la vie de cour que le cérémonial des églises dans les moindres détails. Cela n’a d’ailleurs pas disparu, des manifestations patriotiques aux processions liturgiques, réglées par un strict protocole. Y. Blomme a recherché la traduction monumentale de l’affirmation du rang et de la hiérarchie, ou de sa contestation, qui motivait les bâtisseurs de cathédrales. Si les architectes, à partir des années 1170/1180, prennent véritablement en main la direction de chantiers de plus en plus complexes, les clercs restent des commanditaires attentifs à délivrer un message. Tant par une iconographie contrôlée que par le langage des pierres, capable d’affirmer la primauté du spirituel. En l’absence de toute grille de lecture rédigée, après Suger, par un évêque ou chanoine médiéval – il n’y a pas de guides du visiteur à l’époque – c’est ce langage des pierres que l’historien doit scruter. L’édifice est quasiment la seule source. Cela suppose de dominer une bibliographie considérable et d’aller sur le terrain, comme l’attestent les nombreux clichés pris par l’auteur lui-même.
Le diocèse étant devenu à partir de la fin du XIe siècle l’élément essentiel d’une chrétienté territorialisée, il convenait d’exposer au préalable la géographie ecclésiastique, d’autant plus que l’auteur étudie les unes après les autres les provinces de Reims, Sens, Lyon, Rouen, Tours, Bourges, Bordeaux, Auch et Narbonne. Pour chacune d’entre elles sont rappelées les origines des sièges épiscopaux et les légendes qui s’y rattachent, avant le passage en revue des cathédrales. Il est impossible de résumer les analyses minutieuses qui viennent étayer la réflexion. Le leitmotiv est bien sûr la question de la prévalence de l’église métropolitaine. Tantôt elle s’appuie sur une synthèse des innovations élaborées par les suffragants, dans un constant dépassement des modèles, tantôt elle se présente comme source d’inspiration, sans que l’on puisse déceler une uniformisation provinciale. Souvent la compétition interne est de mise. La voûte d’Amiens dépasse celle de Reims avant que la métropole ne rehausse son grand comble à la suite d’un incendie. Sens est en rivalité avec Chartres et Orléans, qui se prévalent de prestigieuses reliques, et surtout Paris, devenue capitale non sans arrogance bien que le siège ne devienne archiépiscopal qu’en 1622 (et non en 1662, il y a une coquille p. 54). Sens doit se soumettre à d’incessantes mises à jour pour garder son rang. Dans la province de Bourges, Clermont, par l’adoption d’une architecture nettement franco-picarde, se démarque sciemment de la métropole, de même que Le Puy, obtenant un rattachement au Saint-Siège et cultivant une esthétique romane. La primauté de Tours est contestée par Dol, qui prétend à la primatie en Bretagne et associe nef anglo-normande et chevet francilien à une façade inspirée par Saint-Martin pour valoriser saint Samson, autre apôtre fondateur du christianisme en Gaule.
La compétition, c’est aussi celle qui existe entre métropoles. Reims et Sens, jusqu’au XIIe siècle, pour revendiquer la célébration du sacre. (Rectifier p. 64 la mention de l’archevêque de Sens apportant la sainte Ampoule, alors que ce rôle incombe à l’abbé de Saint-Remi). Querelle récurrente entre Bourges, primatiale très excentrée de l’Aquitaine romaine et Bordeaux, qui n’entend pas reconnaître sa dépendance. Querelle attisée par le fait que Bourges est une ville capétienne depuis 1100 et que Bordeaux devient peu après une pièce maîtresse de l’empire Plantagenêt. Greffer un chevet rémois sur une nef angevine est une façon de se démarquer.
Dans le cadre de chacune des provinces les références à la métropole, quand elles existent, sont toujours subtiles et jamais exclusives. D’autant plus qu’il y a des caractères propres à certaines d’entre elles, la forte influence de Cluny III en Bourgogne, du early gothic et du decorated style anglais en Normandie ou bien des ordres mendiants en Narbonnaise. Sans oublier les références qui peuvent être lointaines mais très significatives, Rome, Cantorbéry ou la Sainte-Chapelle de Paris, dont Y. Blomme analyse les motivations. Un point particulier dans cette enquête sur les hiérarchies doit être souligné, la notion de première suffragance qui explique sans doute la somptuosité de Bayeux, Le Mans, Agen, Clermont ou Dax. Intéressant aussi est le cas de Mouzon, une abbatiale ardennaise où l’archevêque de Reims Guillaume de Champagne aurait voulu installer un suffragant à la fin du XIIe siècle. Combinant au XIIIe un plan inspiré de la métropole, une élévation intérieure copiée de Laon et une façade évoquant celle de Soissons achevée, elle a été conçue pour être une petite cathédrale qui devait tout avoir d’une grande, sans égard pour l’air du temps car ses modèles étaient ceux des générations précédentes. L’enquête d’Y. Blomme permet de se garder de toute perspective évolutionniste. Les cathédrales ne se mesuraient pas forcément selon leur modernité, elles devaient refléter la position hiérarchique des communautés qui les habitaient et les liens privilégiés qu’elles voulaient afficher.
Pourvu d’un index et de nombreuses illustrations (mais dépourvu d’une véritable conclusion), cet ouvrage de synthèse, maniable, apporte des éclairages nouveaux qui susciteront, à n’en pas douter, des recherches plus approfondies à l’échelle de la chrétienté occidentale.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Patrick Demouy, Rezension von/compte rendu de: Yves Blomme, Quand les cathédrales se mesuraient entre elles. L’incidence des questions hiérarchiques sur l’architecture des cathédrales en France (XIIe–XVe siècles), Pessac (Ausonius Éditions) 2022, 280 p. (Scripta mediaevalia, 45), ISBN 978-2-35613-438-7, EUR 19,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90441