Le gisement légué par les archives anciennes de l’abbaye de Saint-Gall est l’un des monuments documentaires les plus impressionnants du Moyen Âge et, peut-être encore plus, du haut Moyen Âge – tout comme l’est, du reste, la bibliothèque. Comme de juste, il est depuis plusieurs décennies l’objet des attentions d’une succession d’éditeurs et de chercheurs, qui ont étudié et mis en valeur un fonds remarquable tant par le nombre d’originaux conservés que par les pratiques diplomatiques et archivistiques qu’il révèle, sans parler de sa contribution à l’histoire régionale, économique ou sociale. Il forme une base, non exclusive mais essentielle, de la grande entreprise du »Chartularium Sangallense«; cette dernière fait suite à l’»Urkundenbuch der Abtei Sankt Gallen«, publié entre 1862 et 1955 en six volumes par Hermann Wartmann, Placid Bütler, Traugott Schiess et Paul Staerkle. Le »Chartularium« en représente une nouvelle version en treize tomes, augmentée en volume et étendue en amplitude, motivée à la base par d’importantes découvertes documentaires faites dans les archives de la ville. Il s’agit de rassembler et d’éditer les documents jusque 1411 dont l’auteur, le bénéficiaire ou l’objet se trouve dans le canton de Saint-Gall et de donner des regestes de ceux qui citent des intervenants ou des lieux du canton dans d’autres rôles (témoins, lieu d’établissement …). L’on trouvera plus de détails sur l’histoire de l’entreprise entre autres dans l’introduction du tome 3, publié en 1983 par Otto P. Clavadetscher (et disponible sur le site internet du Stadtarchiv de Saint-Gall), aux p. IX–XII, ou dans S. Sonderegger, Die Arbeit am Chartularium Sangallense, dans M. Mayer, S. Sonderegger et H.-P. Kaeser (dir.), Lesen – Schreiben – Drucken. Für Ernst Ziegler, Sankt Gallen 2003, p. 25–39.
Le premier projet était passé après son deuxième volume du principe de provenance (les documents conservés au Stiftsarchiv de Saint-Gall) au principe de pertinence relatif à l’abbaye. Pour les deux premiers volumes de ce »Chartularium« globalement conçu autour d’un principe de pertinence géographique, la différence est en pratique ténue: peu de documents ne proviennent pas du Stiftsarchiv. C’est ce même état de la tradition qui a mené à ce que la publication du »Chartularium« ait été commencée au tome 3 (1000–1265, publié en 1983) et menée jusqu’au tome 12 (1405–1411, publié en 2017) par Otto Clavadetscher et Stefan Sonderegger, avant qu’elle ne soit revenue sous la direction de Peter Erhart sur la période précédente (tome 1, 700–840, publié en 2013, et tome 2, 841–999, publié en 2021). En effet, la réédition ne devait amener que peu de documents supplémentaires, et l’on a préféré d’abord aller vers le nouveau et l’inédit. La parution du volume dont il est ici question représente donc la fin de cette grande et ambitieuse entreprise. Tout comme ses prémices avaient été accompagnées d’études telles que celles d’Otto Clavadetscher et Paul Staerkle sur les éléments présents au dos des actes, cette édition est aussi à voir dans un contexte éditorial plus vaste: d’une part, la publication en fac-similés dans la seconde série de la collection des »Chartae Latinae Antiquiores« ou, pour les actes après l’an mil pour l’instant, sur le portail » Monasterium.net«; et d’autre part, les nombreuses recherches menées et suscitées par les participants à l’entreprise, Peter Erhart donc, mais aussi Karl Heidecker ou Bernhard Zeller; en témoigne entre autres le célèbre volume qu’ils ont dirigé en commun, »Die Privaturkunden der Karolingerzeit«.
C’est donc des documents des années 841–999 qu’il s’agit ici, les actes étant définis par l’introduction comme »toute fixation par écrit d’une opération juridique« (»Als Urkunde gilt jede schritfliche Fixierung eines Rechtgeschäfts«, §1, p. IX). Le volume livre les nos 396–870, suivis de six actes en supplément, plus ou moins fragmentaires. Comme il est logique, eu égard aux éléments donnés plus haut, il n’y a que des éditions intégrales et pas de documents donnés en regestes. Les conventions d’édition, rappelées aux p. IX–XI, annoncent sans surprise un recueil qui correspond plus que pleinement à ce que l’on attend d’une édition critique. L’on pourra remarquer que ce volume se place plutôt du côté de ceux qui donnent les différents éléments d’une manière à la fois précise et brève, usant de beaucoup d’abréviations bibliographiques, de nombreux éléments de description donnés en style quelque peu télégraphique, et d’analyses courtes. Cela donne un texte assez dense, qui livre beaucoup (descriptions physiques, identifications, notes dorsales, passages biffés ou grattés, corrections …) en peu de mots et d’espace. L’on peut également noter la pratique de faire ressortir les noms propres en lettres écartées (gesperrt); l’introduction annonce des abréviations résolues en italiques, mais il semble en fait qu’il n’ait pas été fait usage de ces dernières pour ceci, ou alors assez rarement pour échapper à l’auteur de ces lignes (c’est de toute façon un point très secondaire au fond; l’on espère surtout qu’un souci technique n’a pas fait perdre des heures de travail). Une prudence fort compréhensible pour un tel corpus a fait renoncer aux identifications de la plupart des noms de personnes, comtes mis à part (ainsi que les personnages supposés connus tels que les souverains ou les papes).
L’édition reflète bien entendu les caractéristiques bien connues du fonds ancien de Saint-Gall: l’extraordinaire abondance des originaux anciens, les exemplaria du IXe siècle, les notes et cotes dorsales … Si c’est aussi pour ses actes »privés« que Saint-Gall est restée très célèbre parmi les diplomatistes, il ne faut pas oublier que le fonds n’est pas chiche en documentation royale et impériale – ainsi les nos 449–451, 466, 470, 472, 497, 497a, 512, 512a, 548, 556, 597, 598, 608, 610, 613, 614, 615 (Louis le Germanique), 496 (Louis II d’Italie), 627, 628, 634, 640, 641, 642, 644, 652, 656a, 656b, 666, 677, 689, 699, 700 (Charles le Gros), 701, 702, 704, 705, 709, 719, 720, 724, 725, 728, 728a, 729, 735, 736, 736a, 739, 750, 753, 761 (Arnulf), 767, 770, 772, 775, 780, 786, 787, 795, 800 (Louis l’Enfant), 780 (Béranger), 814, 816a, 816b, 819 (Conrad), 836, 836a (Henri Ier), 843, 850, 858 (Otton Ier), 848 (Conrad de Bourgogne), 865, 868, 870 (Otton II) – ou pontificale: nos 776 (Serge III), 827 (Jean X), 862 (Jean XIII). Il faut également mentionner par exemple, dans ce volume, les nombreux actes des abbés Grimald, Hartmut ou Salomon. Le panorama diplomatique offert est ainsi extrêmement vaste.
Un point particulièrement abordé par l’édition est celui de la date de temps des actes, qui fait l’objet d’un passage spécial sous les plumes conjointes de Karl Heidecker et Bernhard Zeller (p. XV–XXII) – il faudra du reste se référer également à son pendant dans le premier tome. Les actes privés du IXe siècle (mis à part une cinquantaine de documents) mentionnent en général les années de règne du souverain, la date dans le mois et le jour de la semaine; mais ces mentions ne correspondent souvent pas entre elles, problème qui avait été abordé déjà, notamment par Hermann Wartmann puis Michael Borgolte, et par Heinrich Wagner ou Rupert Schaab. Sur cette base, et en profitant de leurs travaux pour les »Chartae Latinae Antiquiores«, les éditeurs ont pu apporter leur contribution à une discussion déjà longue, apportant des réponses pleines de nuances aux problèmes posés. Ils ont décidé de partir du principe d’une certaine régularité dans les pratiques de différents rédacteurs d’actes, et de réexaminer l’épineux problème du point de départ du décompte des années de règne. Sur ce dernier point, il s’agit dans un certain nombre de cas non seulement de déterminer de quel événement (décès du prédécesseur, couronnement …) il convient de tenir compte, mais aussi de savoir s’il faut supposer sous la plume des rédacteurs un processus de simplification qui ferait de l’année entière correspondant au millésime concerné la première année du règne (plutôt que de faire, comme il serait »normal«, courir cette dernière sur deux millésimes pour tout décompte qui ne commencerait pas au 1er janvier). Dans un certain nombre de cas, cela a mené à une prudente double datation; et cela permet à l’édition de revenir sur les dates de commencement des règnes de Louis le Germanique, Charles le Gros, Arnulf, Louis l’Enfant, Conrad Ier, Henri Ier, Otton Ier et Otton II – du moins en ce qui concerne les pratiques observées à Saint-Gall.
Le volume est complété par une table de concordances entre l’»Urkundenbuch«, le »Chartularium«, et les »Chartae Latinae Antiquiores«, et, pour les deux tomes, par des index de noms de personnes et de lieux et un index de matières reprenant les termes latins concernés; s’y ajoute une carte pliable grand format des possessions de Saint-Gall avant l’an mil. Cette publication permet de mener un projet de longue haleine à bonne fin, tout en prenant place dans des ensembles de recherches en cours; l’on pourrait ainsi dire qu’il apporte une fort belle pierre à plusieurs nobles édifices en même temps. Elle transmet les résultats d’un travail de grande qualité sur un fonds exceptionnel et devrait stimuler d’autant les recherches; il faut donc la saluer tout particulièrement.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Sébastien Barret, Rezension von/compte rendu de: Peter Erhart, Karl Heidecker, Rafael Wagner, Bernhard Zeller, Chartularium Sangallense. Band 2: 841–999, Ostfildern (Jan Thorbecke Verlag) 2021, XXXII‑597 S., ISBN 978-3-7995-6070-2, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90450