C’est un séminaire se proposant de faire travailler ensemble des spécialistes du Moyen Âge et des Temps modernes, donc d’examiner les déplacements de problématiques sur la longue durée (en réalité, une durée moins longue que celle du seul Moyen Âge s’il était considéré dans son entier, mais ici il »commence« au XIIe siècle), organisé d’abord à l’université de Nanterre puis à la Sorbonne, qui est à l’origine du présent volume et qui explique la structure de ses différents chapitres qui mettent en regard des auteurs ou des questions des deux grandes périodes. Ce n’est donc pas une histoire de la mystique occidentale qui nous est offerte, mais une mise en rapport qui brouille la simple chronologie. Il s’agit du premier tome d’un ensemble qui devrait en compter quatre (trois sont aujourd’hui parus1) et qui examineront successivement la question du langage, celle du sujet, celle de l’institution et enfin de la révélation. La construction du tout apparaît ainsi subtile et complexe et on pourrait discuter à l’infini de l’insertion de tel auteur ou telle question dans un tome ou dans l’autre. Certains éléments que le lecteur attendrait ou voudrait voir développés dans ce premier volume ne le seront que plus tard. À l’inverse, Bernard de Clairvaux, Marguerite Porete et Gerson, par exemple, sont présents dans deux, voire trois tomes, sous des aspects différents bien sûr, et on ne s’en plaindra pas étant donné leur importance, au moins pour ce qui est de Bernard et de Gerson. Cela fait toutefois que le lecteur qui n’a accès qu’au premier tome est à la fois saisi par la richesse du contenu et frustré dans ses attentes, ce qui peut être une bonne politique éditoriale …
La question du langage: telle est donc l’objet de ce premier volume et il est évidemment fondamental, déjà, comme il est rappelé dès l’avant-propos, avec le terme même de »mystique«, cet adjectif devenu substantif, ce qui fait qu’existe donc un sermo mysticus avant l‘invention de la mystique et plus encore celle des mystiques. Il est clair qu’un auteur de référence est ici Michel de Certeau avec sa »Fable mystique« (mais aussi avec les problèmes posés par cet ouvrage fondamental en termes de périodisation et donc de rupture/continuité entre modernité et Moyen Âge, comme l’expose le texte de C. Giraud et de F. Trémolières), qui fournit une sorte de sous-texte à tout le livre. L’»Introduction« écrite à quatre mains par les éditeurs du volume met en place cette problématique du langage (de la) mystique et de sa transformation au cours de l’histoire. Elle est suivie d’une première partie qui s’attache à un de ses aspects fondamentaux, avant même de s’interroger sur quoi dire et comment, à savoir dans quelle langue le dire. Si la théologie est essentiellement restée d’expression latine jusqu’à récemment, du moins dans sa forme catholique (mais le livre va au-delà de cette barrière confessionnelle en incluant un texte sur Calvin), le discours mystique s’affranchit rapidement de cette contrainte pour se dire dans les différentes langues vernaculaires, ce qui implique immédiatement des questions institutionnelles et des questions de genre. C’est donc à juste titre que »les langues mystiques« sont étudiées dans la première partie, d’abord le latin avec un beau texte de J.-Y. Tilliette qui s’achève par quatre études de cas dont le dernier est le moins attendu de tous (Abélard), puis les langues d’oïl jusqu’au français de Marguerite de Navarre avec quatre sections dues à F. Laurent, M.-P. Halary, G. Veysseyre et I. Garnier, enfin un troisième chapitre consacré aux autres langues vernaculaires que sont l’allemand pour la mystique rhénane (M. Mauriège), le néerlandais pour la Devotio moderna (J. R. Robbe) et l’espagnol pour les auteurs carmélitains et Luis de León (B. Darbord). On se serait aussi attendu à une section sur la langue anglaise.
La seconde partie s’intitule »Du silence au dire mystique« et s’ouvre par un chapitre sur »Silence et parole« dans lequel P. Henriet étend les limites temporelles établies pour la recherche en examinant ce qu’est le silence religieux à partir de Grégoire le Grand et chez Pierre Damien tandis que A. Mantero s’intéresse à ce même silence dans la poésie française du XVIIe siècle. Suit un chapitre dédié au parallèle entre discours amoureux et discours mystique, thème évidemment fondamental avec tous les commentaires du »Cantique des cantiques« produits par le Moyen Âge (il sera repris d’ailleurs plus loin par A. M. Pelletier à propos de Bernard de Clairvaux), mais qui est vu d’abord à travers les mystiques courtoises par J.-R. Valette puis à travers la poésie française du XVIe siècle par V. Ferrer. Enfin, le chapitre 6, sur »Langage mystique et mystique du langage«, s’intéresse lui aussi à des textes d’expression française mais sur l’illumination cette fois, où l’on croise Marguerite Porete et Gerson (I. Fabre), puis à l’entourage dévot d’Henri III (B. Petey-Girard), avant de s’arrêter à la poésie spirituelle de Pierre de Croix (J. Rieu).
La troisième et dernière partie change à nouveau de perspective en étudiant des auteurs explicitement mystiques en trois chapitres qui en abordent deux chacun et où l’on retrouve la diversité des langues d’écriture: Bernard de Clairvaux et Calvin (par A. M. Pelletier et O. Millet), Eckhart et Jean de la Croix (par P. Gire et J. Carnavaggio) et enfin Bonaventure et François de Sales (par L. Solignac et H. Michon). Faute de place, on se limitera ici à souligner deux points qui ne concernent pas immédiatement la question du langage mais qui sont fondamentaux dans l’approche de la mystique. Le premier est chez Bernard, avec l’introduction d’un medius adventus du Christ, un tout autre rapport au temps et donc une possible libération de ce qu’on appellera une mystique, comme il est relevé très justement à la page 405. Le second est chez Bonaventure à propos duquel est mise en évidence tout au long du texte – là aussi de manière très juste – la centralité du Christ qui transforme complètement le discours mystique par rapport à Denys l’Aréopagite (on pourrait d’ailleurs reprendre à partir de là le débat entre Certeau et A. de Libéra et F. Nef à propos de »La Fable mystique« examiné par le texte déjà mentionné de Giraud et Trémolières, et par là l’opposition entre mystiques spéculatives et mystiques affectives et les lectures excessivement philosophiques d’Eckhart).
Enfin, en guise d’ouverture, un texte du regretté J.-L. Chrétien, avec l’ampleur habituelle de son érudition et la clarté de son style, examine ce qu’il nomme le caractère »pathique« de la parole mystique.
Les auteurs nous offrent ainsi un livre souvent passionnant, qui ouvre des perspectives sur des textes ou des auteurs souvent peu fréquentés ou qui le sont pour autre chose qu’un discours mystique, et qui met en perspective les auteurs mieux ou très connus. S’il est permis d’exprimer un regret, ce serait l’absence d’une question qui est celle du rapport entre ce discours mystique (et ce qui est nommé parfois »théologie mystique«) et la théologie que, pour faire bref, on appellera dogmatique. Le livre semble faire sien le point de départ de Certeau selon lequel le mystique est un discours de la marge. Ne pourrait-on pas au contraire l’envisager comme central, y compris au vu de sa permanence historique sous une appellation ou une autre alors que c’est l’autre discours, le dogmatique, qui est historiquement délimité et qui ne perdure, sans qu’on ne sache plus exactement en quoi elle consiste, que dans la répétition et grâce à l’autorité de l’institution? Souhaitons que le volume III aborde cette question.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Philippe Nouzille, Rezension von/compte rendu de: Marie-Christine Gomez-Géraud, Jean-René Valette (dir.), Le discours mystique entre Moyen Âge et première modernité. Tome 1: La question du langage, Paris (Honoré Champion) 2019, 578 p. (Mystica, 11), ISBN 978-2-7453-4964-4, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90452