Reinhold Kaiser, professeur émérite à l’université de Zurich, publie la traduction française de son précis d’histoire de la Méditerranée et de l’Europe au haut Moyen Âge paru en 2014 dans la collection »Neue Fischer Weltgeschichte«. Un manuel de plus sur le haut Moyen Âge? Peut-être, mais ceux qui englobent l’espace méditerranéen tout entier sont rares et celui-ci ouvre au lecteur français les perspectives d’un professeur germanophone: ainsi, il complète utilement les manuels universitaires et autres précis francophones, moins au fait de l’historiographie allemande ou anglo-saxonne.

L’ouvrage se revendique d’une interprétation de la »longue antiquité tardive« influencée par Peter Brown (p. 13). R. Kaiser envisage l’histoire de l’Empire romain tardif comme une »révolution religieuse« inaugurant une phase d’unité entre le regnum et le sacerdotium, qui ne se romprait qu’avec la réforme grégorienne – ce qu’il appelle »les sept siècles de la cohérence« (p. 12). Dans la lignée des »Transformations of the Roman World«, l’ouvrage suit la thèse d’une transformation progressive de l’Empire romain, qui l’amène à adopter un découpage chronologique tripartite: l’Empire romain tardif et les royaumes barbares sont traités comme une seule et même période (IVe–VIIe siècle), à laquelle succèdent la phase de »l’unité« (l’empire reconstitué par les carolingiens, VIIIe–IXe siècle), puis »le retour à la pluralité« entraîné par la formation de la société féodale (Xe–XIe siècle). Malgré tout, la tentation demeure de voir dans les invasions ou migrations barbares une cassure chronologique: l’auteur n’écrit-il pas que Sigismond († 526) »est le premier des saints rois du Moyen Âge« (p. 78)?

Les trois parties sont structurées de la même manière: un triptyque événements/religion/économie et société. C’est, semble-t-il, dans les deux derniers volets de ces triptyques que réside la grande force de ce livre. En effet, les parties événementielles, comme souvent dans les manuels, s’avèrent bien touffues et difficiles à suivre pour un lecteur non initié. Mais elles souffrent surtout d’une lacune à vrai dire inexplicable: l’absence de cartes ou d’annexes (généalogie …), à l’exception d’une chronologie. C’est une gageure de suivre une période comme celle des invasions/migrations sans aucune carte. De même, l’auteur a l’heureuse idée d’aborder l’histoire de l’art (p. 132–136, 270–275), mais l’absence d’illustrations atténue l’impact de ce qui reste dès lors une ekphrasis aride. Malgré ces limitations, les parties religieuse et économique et sociale sont le point fort d’un livre très bien informé de l’historiographie la plus récente. La tripartition chronologique permet de suivre l’évolution de long terme de l’espace méditerranéen. C’est en particulier vrai de l’histoire de la papauté, bien traitée à chacune des périodes. D’autres thèmes s’avèrent inhabituellement stimulants et novateurs dans une synthèse de ce type, comme par exemple les paragraphes sur les moyens et les voies de communication (p. 17), sur la Donation de Constantin et les Fausses Décrétales (p. 235), sur les Bibles d’Alcuin (p. 257) ou sur l’écrit administratif carolingien (p. 268).

À garder à l’esprit également: malgré son titre, le précis de R. Kaiser n’est pas une somme sur la Méditerranée post-romaine. L’un des trois grands pouvoirs post-romains, le califat, reçoit la portion congrue (p. 81–85, puis quelques pages dispersées), si bien qu’on peut considérer qu’il s’agit d’une histoire de la seule Méditerranée chrétienne. L’Empire byzantin, lui aussi, reçoit un traitement très minoritaire une fois passée la conquête arabe (p. 226–228, p. 277–278, p. 360–370). Allons plus loin encore: passé l’année 900, des deux parties de l’Empire carolingien, seule la Francie orientale, devenue empire en 962, reçoit un traitement vraiment complet. Le futur royaume de France est rapidement écarté (p. 328–331) et le récit vient s’achever précocement en 965, à la mort de Brunon de Cologne, sans se poursuivre jusqu’au changement de dynastie de 987. En revanche, les explications sur l’Est se prolongent jusqu’aux Saliens, au beau milieu du XIe siècle, en cinq ou six fois plus de pages. C’est pour le francophone une expérience frustrante, mais qui se justifie, pourvu qu’on accepte le fait qu’il s’agit d’une histoire de la Méditerranée au prisme de la future Europe et, en particulier, des empires carolingien et ottonien, incluant les puissants voisins de ces empires dans la mesure où ils les concernent.

Certains partis pris de construction thématique peuvent dérouter. Dans la première partie, le récit des grandes migrations est organisé par peuples (Germains, Alamans et Francs, Germains de l’Est et Huns …) et non pas chronologiquement, ce qui fait perdre le fil des grandes étapes de la chute de l’empire d’Occident (Andrinople, le passage du Rhin, la conquête de l’Afrique …). Les deux grandes parties consacrées aux IVe–VIIe siècles et à l’empire carolingien n’abordent les institutions politiques qu’en tout dernier lieu, après les chapitres événementiels et thématiques consacrés à la religion, l’économie et la société (p. 171–175, p. 318–322). Le parti pris historiographique est clair: la longue durée et les données structurelles priment sur le politique. Mais il demeure difficile de comprendre l’histoire événementielle romaine ou carolingienne sans connaître d’emblée leurs institutions politiques.

Dans le détail, une fresque d’une telle ambition ne peut guère éviter quelques erreurs ou, du moins, des affirmations à contre-courant de l’historiographie, qui mériteraient d’être mieux défendues. Les Goths sont déjà répartis entre Greutunges-Ostrogoths et Tervinges-Wisigoths au début du IVe siècle (p. 49), alors que les historiens soutiennent maintenant que les Wisigoths connaissent leur ethnogenèse au début du Ve siècle avec la fusion entre Greutunges, Tervinges et autres groupes entrés dans l’Empire entre 376 et les décennies suivantes (Peter Heather, Mischa Meier). Pour les mêmes raisons, l’armée de Radagaise peut difficilement être appelée une armée »d’Ostrogoths« (p. 51). Le baptême de Clovis est daté en 496/498 (p. 62) alors que la majorité des historiens le placent maintenant à la fin du règne, dans le contexte de la campagne de Vouillé (voir récemment Bruno Dumézil). Boson de Vienne n’est pas mort en 896, mais dix ans plus tôt. Le royaume qu’il tente d’implanter est situé en Francie occidentale, à laquelle avait été rattachée la partie de la Lotharingie où se déroule son coup d’État (p. 220); et ce royaume est bel et bien tué dans l’œuf par la réaction carolingienne (p. 326). De même, Carloman n’est pas mort en 888 mais en 880, et ce n’est qu’en 885, et non 884, que Charles le Gros prend le pouvoir en Francie occidentale (p. 220). Les tributs aux normands sous Charles le Chauve étaient le plus souvent en argent pesé et non en numéraire (p. 303). Les grands de Francie occidentale ont bien sollicité Arnulf en 888, mais il a décliné l’invitation, selon la correspondance de Foulques de Reims (p. 328). Sous les Carolingiens, l’investiture épiscopale ne donnait plus lieu à un acte écrit comme du temps des Mérovingiens (p. 385). Il n’est guère équitable d’affirmer que seule l’école rémoise, en Francie occidentale, peut »être comparée aux écoles de la Francie orientale« au Xe siècle: songeons seulement à Abbon de Fleury (p. 396–397).

L’inclusion de larges pans d’histoire religieuse et doctrinale mérite tous les éloges, mais l’histoire religieuse a beaucoup évolué ces derniers temps dans le sens d’une déconstruction des sources et d’une perspective hérésiologique. On ne considérera plus aujourd’hui qu’il existe d’authentiques donatistes en Afrique du Nord vers 600 ou des pélagiens en Bretagne ou en Irlande au VIe siècle (p. 91). Enfin, la thèse de la transmission du manichéisme oriental en Occident par les Bogomils n’est guère défendue aujourd’hui (p. 393).

La traduction est de très bonne qualité, mais on achèvera cette recension par les quelques limites qu’un travail aussi complet n’a pu éviter de rencontrer. »Sogenannt« semble avoir été traduit par »soi-disant« (p. 274 par exemple), ce qui crée en français un faux sens. »Décret« n’est pas le bon terme pour les constitutions et rescrits impériaux romains (p. 41). Il aurait sans doute mieux valu utiliser les traductions courantes de la Bible et traduire »pais mes brebis« plutôt que »mes agneaux« (p. 97). Il semble difficile de parler d’une »vassalité gallo-romaine« (p. 197). On dirait plus volontiers »assemblée« ou »plaid« que »journée de réunion«, sans doute pour le terme allemand »Hoftag« (p. 218). De même, »Église territoriale«, qui traduit vraisemblablement »Landeskirche« (p. 380), semble anachronique. Enfin, c’est probablement un problème de traduction qui explique le paragraphe sur la doctrine eucharistique de Paschase Radbert, inintelligible en l’état (p. 265).

Ces petites réserves sont le lot inévitable des synthèses ambitieuses et le devoir ingrat qu’assume à contrecœur le recenseur. Ce dernier ne peut que répéter en conclusion que le livre de Reinhold Kaiser est une synthèse très riche et utile, dont les chapitres thématiques particulièrement exhaustifs représentent pour les étudiants et (surtout) les enseignants une mine d’informations parfaitement à jour – et qui, à l’heure actuelle, ne connaît guère d’équivalent dans le cadre géographique et chronologique posé par l’ouvrage.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Warren Pezé, Rezension von/compte rendu de: Reinhold Kaiser, Le Monde méditerranéen et l’Europe au Bas-Empire et au haut Moyen Âge (IVe–XIe siècle), Paris (Classiques Garnier) 2021, 586 p. (Bibliothèque d’histoire médiévale, 29), ISBN 978-2-406-11940-1, EUR 59,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90457