Les deux volumes livrés par l’historien japonais Shigeto Kikushi sont la version remaniée d’une thèse soutenue à Munich, que l’auteur dédie à son directeur de thèse, Rudolf Schieffer, disparu avant d’en avoir vu la version publiée. Le travail, herculéen, donne lieu à deux volumes distincts, dont le second a fourni la base documentaire pour élaborer le premier. Celui-ci est une étude de la fonction de missi dominici, lesquels sont abordés successivement comme groupe, comme individus et comme représentants du souverain carolingien. Le second volume est un répertoire prosopographique des individus cités dans les sources comme ayant officié comme missi dominici.

On doit louer l’auteur d’offrir aux spécialistes d’histoire carolingienne une brillante synthèse sur les missi dominici, qui ont fait l’objet d’articles importants depuis la fin du XIXe siècle, mais qui manquaient d’un volume de synthèse. Il exploite avec profit les travaux de Victor Krause, Karl Ferdinand Werner, Jürgen Hannig et Matthew Innes, et reprend un à un les questionnements qu’ils ont donnés au traitement du sujet. Les deux premiers, influencés par la Verfassungsgeschichte, ont reconstitué le fonctionnement d’une institution, terme que l’auteur rejette, préférant l’idée d’une fonction ou d’une activité missatique (Missatswesen). L’expression choisie a le mérite d’illustrer le caractère pragmatique et plastique de la fonction, qu’il s’agisse de considérer le choix des missi, leurs attributions, leur titre, leur mission, leur nombre … Hannig et Innes ont abordé la question sous un autre angle, à une autre échelle, en mobilisant d’autres sources que les capitulaires, pour souligner le rôle des missi dans l’équilibre des pouvoirs régionaux. Tous se retrouvent, et Shigeto Kikushi avec eux, pour présenter les missi dominici comme un instrument de gouvernement. Les Carolingiens ont largement eu recours à des envoyés chargés de les représenter dans leurs royaumes et d’agir avec des prérogatives vastes, même si ce type de mission ne fut pas seulement réservé aux souverains: les évêques, les comtes, les abbés ou les reines carolingiennes ont eux aussi eu recours à des missi pour communiquer ou transmettre des directives à leurs subordonnés.

La sociologie du groupe des missi est élaborée sur la base des notices prosopographiques accumulées par l’auteur. C’est la diversité des profils qui domine et, partant, l’absence d’homogénéité du groupe missatique. Même si l’ensemble des acteurs est issu de l’entourage royal, le très large spectre de ce groupe curial ne permet pas d’avancer l’idée d’un réservoir précis dans lequel auraient puisé les souverains. Ces derniers semblent avoir tantôt privilégié une politique spatiale, circonscrivant un espace et y envoyant des fidèles pour mieux imposer leur domination sur la région, tantôt s’être appuyés sur les élites locales, désignées pour contrôler l’espace où elles exerçaient leur charge. L’un des points remarquables de l’enquête porte sur le rôle des assemblées impériales comme lieux centraux de pouvoir et d’administration, au cours desquelles le souverain choisissait les missi parmi les présents, décidait des ordres à transmettre, recevait le rapport de ceux qu’il avait envoyés au cours de la précédente session. De ce point de vue, l’exercice de l’autorité royale s’inscrit dans le cadre d’un »pouvoir consensuel« (Bernd Schneidmüller), les grands participant au processus de décision, de délibération et d’approbation.

Il convient également de souligner le point particulièrement éclairant que l’auteur fait sur les capitulaires, menant une étude croisée du système missatique et de l’émission des capitulaires à partir de 789. L’évolution documentaire est notable entre le règne de Charlemagne, où les émissions de capitulaires (ou plutôt de capitula) aux missi sont régulières (en tout cas à partir de 802), le règne de Louis le Pieux, où les textes sont moins nombreux mais plus détaillés, largement guidés par la notion de correctio, et le règne de Charles le Chauve, où l’activité des missi est surtout conduite par l’envoi de lettres.

L’auteur ne tait pas les difficultés qu’il y a à répondre à certaines questions, toujours suspendues faute de sources exploitables, comme la transmission orale ou écrite des ordres royaux, la durée des légations. On pourra regretter qu’il se contente de reprendre, pour les confirmer, les démentir ou les préciser, les questionnements soulevés par Karl Ferdinand Werner, sans proposer une grille de lecture nouvelle, articulée sur les questionnements historiographiques récents, comme la communication, l’autorité, les réseaux, le rapport au pouvoir, la gestion de l’espace … Certaines de ces notions sont évoquées, mais sont trop rapidement éludées par un renvoi bibliographique, alors qu’elles auraient mérité d’être déconstruites et abordées sous l’angle de l’activité missatique.

Le second volume est le répertoire prosopographique des individus identifiés comme missi au cours de la période carolingienne. Chaque individu fait l’objet d’une présentation de son activité de missus, suivie d’une notice biographique, qui s’apparente assez souvent à une critique détaillée des sources mobilisées. Le volume est accompagné d’une liste des missi anonymes, ainsi que d’une liste des ambassades adressées entre les princes carolingiens à partir de 830, mais que l’auteur ne considère pas comme ayant agi comme missi, même si certains se retrouvent parfois ailleurs avec ce titre. On ne peut que souligner l’énorme travail de collation, qui rendra de précieux services, même si on peut déplorer (tout en en comprenant les raisons) que l’auteur ne propose pas, parallèlement, une base de données en ligne, qui permettrait au chercheur une interrogation par espace, par année, par source et par multicritères. De ce point de vue, le récent article d’Andrey Grunin sur les réseaux des missi dominici se révèle complémentaire et démontre quelques-unes des potentialités offertes par la constitution de telles bases de données prosopographiques1.

Ce double opus fournit une synthèse stimulante et nécessaire, sur une question essentielle de la pratique du pouvoir carolingien, qui rendra de grands services à la communauté scientifique.

1 Andrey Grunin, Réseau politique des agents du pouvoir central: l’exemple des missi dominici, in: Journal of Interdisciplinary Methodologies and Issues in Sciences 5 (2019) [n° spécial: Analyse de graphes et réseaux complexes], p. 1‑35.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Laurent Jégou, Rezension von/compte rendu de: Shigeto Kikuchi, Herrschaft, Delegation und Kommunikation in der Karolingerzeit. Untersuchungen zu den Missi dominici (751‑888), 2 Bde., Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2021, LXXX‑1048 S. (Monumenta Germaniae Historica, Hilfsmittel, 31, 1–2), ISBN 978-3-447-11180-5, EUR 190,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90458