Issu d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, et récemment récompensé par le prix Saintour de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le livre de Thierry Kouamé vient très utilement rééquilibrer une historiographie qui – si elle s’est de longue date intéressée aux structures scolaires et aux dynamiques intellectuelles qui ont encadré la renaissance scolaire du XIIe siècle – a fait assez peu de cas de la figure pourtant centrale de l’écolâtre. Certes, certains écolâtres qui furent de grandes figures intellectuelles sont loin d’être des inconnus; de même, les pratiques d’enseignement ou la production intellectuelle de ces mêmes écolâtres n’ont pas manqué d’être explorées. Toutefois, cet officier de l’évêque en charge des questions scolaires a beaucoup moins attiré l’attention des historiens de l’Église que d’autres dignitaires des chapitres et une étude d’ensemble qui l’envisage dans son environnement institutionnel faisait encore défaut. En sous-titrant son ouvrage »De l’office à la dignité«, l’auteur affiche son intention de restituer la dynamique historique et institutionnelle qui vit l’écolâtre évoluer, entre les IXe et XIIIe siècles, du statut d’enseignant officier de l’évêque à celui de dignitaire du chapitre cathédral en charge des questions scolaires.

Le cadre géographique exploré est celui de la France septentrionale, qui couvre les quatre provinces ecclésiastiques de Sens, Reims, Rouen et Tours – soit 39 chapitres cathédraux. Ce périmètre ne s’avère toutefois jamais restrictif, l’auteur recourant régulièrement et fort utilement à des exemples puisés ailleurs (péninsule Ibérique, Italie, Angleterre, France méridionale), qui permettent d’éclairer les évolutions observées entre la Loire et la Meuse. La documentation réunie au service de cette enquête est principalement constituée d’actes diplomatiques concernant l’écolâtrie, émis ou reçus au sein des cathédrales, collégiales ou monastères des quatre provinces ecclésiastiques, entre 816 – date du concile d’Aix-la-Chapelle et des législations scolaires de Louis le Pieux – et 1215 – date du concile de Latran IV. Parfois compilés dès le XIe siècle dans des chartriers ou des cartulaires, ou parfois seulement rendus accessibles à l’état de catalogues modernes, ce sont donc quelques 895 actes qui constituent le socle documentaire de cette minutieuse enquête, dont 526 pour les seules écolâtries cathédrales. Abondamment cité dans de riches notes de bas de page, ce corpus permet à l’auteur de restituer – au-delà des tendances générales mises en évidence – la diversité des situations et des chronologies, d’une province à l’autre ou même d’un diocèse à l’autre. Les quatre chapitres qui structurent l’ouvrage donnent ainsi à lire une convaincante alternance entre de fines études de cas, adossées à des dossiers documentaires exceptionnels, et une approche comparée plus globale, recourant efficacement aux outils statistiques ou cartographiques.

Le premier chapitre restitue logiquement les conditions d’émergence de la fonction d’écolâtre et son institutionnalisation progressive jusqu’au début du XIIIe siècle. Si la présence d’un personnel spécifiquement dédié à l’enseignement au sein des chapitres cathédraux est attestée dès le VIe siècle dans l’espace wisigothique, il fallut attendre l’initiative impériale de Louis le Pieux et la promulgation de l’»Institutio canonicorum« de 816 pour qu’il en soit de même dans l’espace franc. Les évêques, dont la mission d’instruction était liée à leur magistère pastoral, constituèrent dès lors un relai à une législation scolaire qui se diffusa dans l’ensemble de l’Empire par le biais des collections canoniques. Ce n’est toutefois qu’à partir du XIe siècle que l’on observe la véritable institutionnalisation de l’office: le vocabulaire jusqu’alors hésitant tend à privilégier – sans exclusive néanmoins – le terme de scolasticus et l’office se voit progressivement affecté un bénéfice ecclésiastique grevé sur les revenus du chapitre. Au début du XIIIe siècle, vingt-quatre des trente-neuf cathédrales de la France septentrionale disposent ainsi d’un office d’écolâtre – la fonction pouvant néanmoins demeurer associée à un autre office du chapitre (chantre ou chancelier notamment).

La question de l’insertion de l’écolâtre dans le chapitre (chap. 2) vient confirmer la rupture chronologique que constituent les XIe–XIIe siècles. Au profil de l’écolâtre nommé par l’évêque et provenant fréquemment de l’extérieur de la communauté, succède celui du chanoine élu au sein de son chapitre. L’affectation d’une prébende à ce nouvel office ne fut cependant pas sans soulever quelques résistances au sein des communautés canoniales, qui voyaient ainsi la part de la mense canoniale affectée aux plus anciens offices amputée d’autant. Le handicap que constitue la nouveauté d’un tel office se lit également dans la place accordée à l’écolâtre dans la hiérarchie du chapitre: il n’accède au rang de dignitaire que dans 20 des 39 chapitres cathédraux étudiés, et le plus souvent au dernier ou avant-dernier rang. Pourtant, les missions qui lui sont confiées sont souvent prestigieuses ou stratégiques: production et gestion de l’écrit, l’écolâtre pouvant jouer le rôle de chancelier, quand il n’en porte pas directement le titre; expert judiciaire – en particulier pour vérifier de l’authenticité des actes ou les traduire –, voire juge; conseiller, négociateur ou ambassadeur, mettant ainsi en valeur ses compétences rhétoriques. Hormis quelques figures célèbres (dont Gerbert d’Aurillac ou encore Fulbert de Chartres), rares sont cependant les anciens écolâtres qui accédèrent à la charge épiscopale avant la seconde moitié du XIe siècle. Il faut attendre le XIIe siècle et une valorisation accrue du savoir dans l’ordre social, pour voir le prestige magistral ouvrir plus résolument aux carrières de prélats.

Les principales prérogatives (chap. 3) de l’écolâtre restaient toutefois le domaine scolaire. Dans un chapitre au cœur de la démonstration, la dynamique historique qui vit celui-ci se muer d’enseignant principal de l’école cathédrale du IXe siècle, en administrateur des écoles relevant d’une juridiction étendue au XIIIe siècle est éclairée sous un nouveau jour. Si dès le IXe siècle, certains écolâtres purent être épaulés dans leur tâche d’enseignement par des maîtres auxiliaires sur lesquels ils avaient l’autorité, cette autorité s’accrue pour l’essentiel au tournant des XIe–XIIe siècles, lorsque de nouveaux maîtres vinrent tenir des écoles hors de la cathédrale. Le développement d’un jus scolarum coercitif sur lequel reposaient les prérogatives juridictionnelles de l’écolâtre fut donc intimement lié à la question du droit de nomination des maîtres et à celle de l’autorité juridictionnelle sur les étudiants. Deux prérogatives qui, selon les endroits, pouvaient avoir des origines différentes: soit ecclésiastiques, en vertu de droits paroissiaux et de la cura animarum; soit procédant d’un dominium seigneurial, lorsque l’écolâtrie avait été fondée sur des biens patrimoniaux laïques. C’est là une contribution majeure de cette étude que de rompre avec une approche strictement interne au monde ecclésial pour expliquer l’origine de la licencia docendi, et souligner comment, de part et d’autre de la Manche, un modèle proprement séculier du droit d’enseigner, reposant sur un usage de droits seigneuriaux, s’était développé dès la fin du XIe siècle. Il en résulta une variété des cadres territoriaux sur lesquels s’exerçait le jus scolarum de l’écolâtre – la cité, ses faubourgs, l’archidiaconé, le diocèse, mais aussi le pagus ou la seigneurie –, souvent mités par des enclaves juridictionnelles liées aux prérogatives de tel ou tel établissement ecclésiastique.

L’ultime chapitre (chap. 4) s’arrête plus spécifiquement sur le »moment grégorien« pour souligner d’abord à quel point la question scolaire n’échappa pas au phénomène de centralisation épiscopale qui accompagna la réforme. Les collections canoniques reprirent et diffusèrent, au tournant des XIe et XIIe siècles, deux idées essentielles qui y contribuèrent concurremment: d’une part que l’enseignement relevait d’une prérogative proprement épiscopale; d’autre part, que la fonction d’enseignant – tout comme le sacerdoce – revenait au clergé séculier et non aux moines, en vertu d’une citation de saint Jérôme rendue célèbre pour sa charge polémique. Les prétentions des écolâtres à constituer un monopole scolaire furent néanmoins limitées par la papauté elle-même, qui n’ignorait pas les intérêts financiers sous-jacents. La lutte contre la simonie scolaire constitua donc le second volet de la réforme grégorienne du jus scolarum, impulsé par la législation scolaire d’Alexandre III dans les années 1170: elle ne désignait pas le fait de faire commerce de son propre savoir, mais bien la vente du droit d’enseigner, c’est-à-dire de la licencia docendi. L’apparition d’un titre spécifique De magistris au sein des collections canoniques pour accueillir cette législation consacrée à la simonie scolaire, témoigne ainsi du rôle de cette dernière dans l’autonomisation de la question scolaire dans le champ juridique.

Servie par un travail éditorial de qualité, offrant des cartes soignées – et en couleur quand cela s’avère utile –, une bibliographie de 54 pages, un index des manuscrits et un index nominum et rerum, l’étude de Thierry Kouamé allie à une parfaite érudition des qualités de synthèse remarquables. L’auteur se montre autant à l’aise avec l’histoire des institutions ecclésiastiques et les questions ecclésiologiques, qu’à interroger les pratiques scripturaires relatives à sa documentation ou à naviguer au sein des collections canoniques, pour en pointer avec finesse les variations signifiantes. Il nous offre ainsi une étude de référence sur l’institutionnalisation de l’écolâtrie, dont on ne peut que souhaiter qu’elle inspire des recherches complémentaires sur l’histoire des écolâtres – notamment monastiques – au-delà du XIIIe siècle et de la naissance de l’Université.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Antoine Destemberg, Rezension von/compte rendu de: Thierry Kouamé, De l’office à la dignité. L’écolâtre cathédral en France septentrionale du IXe au XIIIe siècle, Leiden (Brill Academic Publishers) 2021, XII‑331 p. (Education and Society in the Middle Ages and Renaissance, 57), ISBN 978-90-04-44780-6, EUR 138,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90459