L’équipe des »Chartae Burgundiae Medii Aevi«, programme d’édition numérique et de recherche sur les chartes bourguignonnes médiévales, est l’une des plus dynamiques dans ce domaine en France. Elle le montre dans ce nouveau volume dont il faut souligner d’emblée les qualités matérielles: agréable mise en page en deux colonnes, très nombreuses illustrations en couleurs qui rendent concrète la démonstration, index nominum et index des sources. Encadrées par une introduction et un épilogue d’E. Magnani, 17 contributions en français (avec résumé en anglais) de spécialistes tant français qu’étrangers, ont été réunies autour de la thématique, désormais fort en vogue, de la scripturalité médiévale. Celle-ci est envisagée sous ses diverses formes en quatre temps qui permettent d’appréhender les écrits dans leurs différentes vies, depuis leur production jusqu’à leur réutilisation au-delà du Moyen Âge. Les »pratiques sociales de l’écrit médiéval« ne sont pas à entendre ici seulement comme les usages médiévaux de documents scripturaux, mais également comme l’utilisation ultérieure des écrits médiévaux, ce qui est l’un des grands mérites de l’ouvrage.

Intitulée »Reconstituer«, la première partie relève largement de l’heuristique. Cécile Treffort (p. 15–42) met ainsi au jour le dynamique mais insoupçonné foyer d’écriture carolingien de l’abbaye féminine Saint-Genest de Nevers dont le catalogue riche de 35 inscriptions (p. 22–38) est sans équivalent en France. Le musicologue Eduardo Henrik Aubert (p. 43–101) a partiellement reconstitué six livres de chants produits entre le XIe et la fin du XIIIe siècle à l’abbaye Moutiers-Saint-Jean de Réôme grâce aux 33 fragments réemployés à l’époque moderne en couverture d’autres ouvrages (catalogue, p. 61–100). Sa présentation très technique de l’écriture musicale montre les particularités de la liturgie locale. Karl Heidecker (p. 103–117) se livre à une véritable archéologie codicologique du manuscrit Dijon, BM, ms 591 dont le cartulaire et la chronique de l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon, distincts au milieu du XIe siècle, furent réunis au XVe siècle, puis amputés et bouleversés au XVIIe siècle. Composé suivant une logique chronologique, le cartulaire fut utilisé par le chroniqueur. Arlette Marquet (p. 119–132) se livre à une tentative similaire avec le cartulaire de l’abbaye clunisienne de Sauxillanges. La copie du XVIIe siècle permet de retrouver la composition par dossiers de l’original perdu du XIIe siècle. Partant également d’une copie de la seconde pancarte, perdue, de l’abbaye cistercienne de Fontenay (c. 1140–1143), Dominique Stutzmann (p. 133–152) parvient à retrouver la forme d’origine de ce document doublement scellé, écrit en quatre colonnes sur les deux faces du parchemin.

La question de la production scripturale et de sa finalité est traitée dans la partie »Composer«. Sébastien Barret (p. 155–171) se livre à une subtile réflexion sur les actes originaux du fonds de Cluny entre 900 et 1050 à partir de la grande variété de leurs aspects graphiques et visuels. Les scribes ont puisé avec souplesse dans divers modèles pour donner à l’écrit sa part de validité à une époque où celui-ci ne se suffisait pas à lui-même. Daniel Russo (p. 173–212) propose une étude très détaillée des 31 lettrines diversement ornées (de la rubrication à la lettre-page) peintes vers l’an mil dans l’hagiographie de Saint-Jean de Réôme (Semur, BM, ms 1) par un scribe de Moutiers-Saint-Jean. Mis en rapport avec le texte proche mais aussi avec l’économie du récit, ces éléments graphiques inscrits dans la tradition insulaire alto-médiévale exaltent la figure monastique du fondateur. Comme le montre Franz Neiske dans une synthèse sur les manuscrits de type nécrologique du haut Moyen Âge (p. 213–226), l’inscription et la position du nom des défunts sur la page reflétaient les doubles hiérarchies céleste et terrestre. Petit recueil concis à finalité pratique, le cartulaire-registre de l’abbaye cistercienne d’Acey (BnF, ms lat. 5683) étudié par son éditrice, Marie-José Gasse-Grandjean (p. 227–242), a intégré et adapté certains éléments des originaux. Selon Fabienne Couvel et Matthieu Leguil (p. 243–259), l’évolution des registres comptables des châtelains ducaux de Semur-en-Auxois et de Vergy entre 1340 et 1450 reflète celle de l’administration du duché: répondant aux exigences formelles de la Chambre des comptes de Dijon, cet instrument de gestion est devenu au fil des réformes (1351, 1386) un outil très contrôlé et conservatoire des biens et droits ducaux.

Les contributions de la partie »Corréler«, qui mettent en avant les pratiques sociales, présentent, malgré une actualisation, un état de la recherche vers 2010, souvent complété depuis par d’autres travaux. Nicolas Perreaux (p. 263–289) revient sur ses premières exploitations des bases de données diplomatiques en maniant l’analyse factorielle et la sémantique historique: deux espaces documentaires se dégagent au sein de la Bourgogne médiévale jusqu’au XIIIe siècle, avec le sud plus précoce que le nord, reflet de dynamiques différenciées du système féodal. Sumi Shimahara (p. 291–313) s’interroge sur le milieu de composition d’un commentaire à visée homilétique de Baruch 3, 9–24 connu par un témoin manuscrit copié à Toulouse (Barcelone, Arxui capitular de la Catedral, ms 64) qu’on pourrait peut-être attribuer à »l’école« auxerroise carolingienne. Carlos Reglero de la Fuente (p. 315–329) expose les mutations du nécrologe-obituaire de l’abbaye de Carrión (León): ce manuscrit du XIIIe siècle reprend le nécrologe perdu de Cluny au XIe siècle – dont il constitue le plus ancien témoin –, puis est devenu un nécrologe essentiellement local, avant de se muer vers 1250 en obituaire communautaire puis de moines particuliers après 1330. Mentions dorsales du XIIIe siècle et cartulaires de l’abbé Jean de Cirey au XVe siècle permettent à Coraline Rey (p. 331–346) d’appréhender les pratiques archivistiques de l’abbaye de Cîteaux sur la longue durée.

Plus originale, la partie »Compiler« est consacrée à la façon dont certains écrits médiévaux ont été exploités aux époques modernes ou contemporaine. E. Magnani (p. 349–369) décortique ainsi le Reomaus (1637) de Pierre Rouvier, s.j., pour en retrouver les sources médiévales et révéler l’impact du travail de cet érudit sur l’organisation des sources de l’abbaye de Moutiers-Saint-Jean. Recourant à la même démarche, Noëlle Deflou-Leca (p. 371–391) expose la façon dont les Mauristes dom Viole et dom Cotron ont travaillé, chacun à sa manière, à partir des chroniques, cartulaires et archives médiévales de Saint-Germain d’Auxerre pour produire une histoire abbatiale, respectivement en 1640 et en 1652. Quant à Marlène Helias-Baron (p. 393–408), elle dresse le portrait intellectuel du comte de Chastellux (1842–1917), érudit traditionnaliste aux préoccupations avant tout généalogiques qui a recopié des centaines de sources bourguignonnes comme le cartulaire de l’abbaye cistercienne de Reigny.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Thomas Brunner, Rezension von/compte rendu de: Eliana Magnani (dir.), Productions et pratiques sociales de l’écrit médiéval en Bourgogne, avec la collaboration de Marie-José Gasse-Grandjean, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2022, 459 p., ill. en coul. (Art et Société), ISBN 978-2-7535-8267-5, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90465