Le règne d’Otton Ier est loin d’être un champ de recherche méconnu de la médiévistique, surtout allemande. D’innombrables études témoignent de l’attrait infatigable qu’a exercé, jusqu’à nos jours, le premier empereur saxon. Dans le présent volume issu de sa thèse de doctorat, Philipp Meller se propose de l’envisager à travers un prisme novateur: celui de l’histoire globale. Celle-ci n’est envisagée ni comme une histoire mondiale comparée ni comme une recherche de l’origine de la globalisation, mais comme une histoire des relations et des rencontres, idéelles ou matérielles, qui dépassent les frontières culturelles du royaume germanique. Constatant l’héritage ambivalent de l’empereur saxon – pour les uns, défenseur de l’Occident chrétien contre l’incursion de peuples étrangers, pour les autres, père d’une Europe protofédérale –, l’auteur souhaite analyser les échanges entre les différents membres du royaume ottonien au Nord des Alpes et les représentants de cultures que ceux-là ont considéré comme étrangères, à savoir l’Europe non chrétienne et ses régions avoisinantes: l’Al-Andalus et le Freinet, la Hongrie, l’espace slave, la Rus’ kiévienne, la Scandinavie ainsi que la Palestine. Le focus principal porte sur l’impact exercé par ces rencontres transculturelles sur la société ottonienne. L’auteur veut appréhender l’altérité (Fremdheit) comme une expérience concrète et vécue.
Le corpus de sources exploité se compose principalement de témoignages narratifs de langue latine: il s’agit en premier lieu de l’historiographie ottonienne ainsi que de certaines Vies hagiographiques. Des rapports de fouilles ont également été intégrés à l’analyse.
L’auteur a répertorié 98 contacts outrepassant les frontières culturelles du royaume ottonien qu’il a regroupés dans une série de regestes qui ont trouvé leur place en annexe du volume. Ces regestes fondent l’analyse qui constitue la partie principale du livre.
Celle-ci s’ouvre avec quelques considérations générales. Après avoir situé le royaume germanique dans sa réalité institutionnelle et retracé les principales étapes du règne d’Otton Ier, l’auteur se livre à un exposé des relations de l’espace ottonien avec le monde extérieur, commençant par l’Europe latine et grecque et passant ensuite aux régions perçues comme étrangères, citées plus haut. Défendant la nécessité de provincialiser l’Europe dans le cadre de l’histoire globale, Philipp Meller souligne que le royaume d’Otton reste, pour l’essentiel, à l’écart des grandes évolutions que l’on observe à l’échelle mondiale. De même, il constate que les relations que le premier empereur saxon entretenait avec les régions étrangères ne se distinguent pas par l’ambition de les assujettir en vue d’y établir sa domination. Le caractère très divers de ces rapports ne permet pas non plus de dégager une politique étrangère dirigée et unifiée. Pour Philipp Meller, l’écho des rencontres transculturelles ne peut être trouvé que partiellement dans des conséquences politiques de l’Empire en devenir; l’impact de ces contacts se repère plutôt dans les différents »milieux de vie« (Lebenswelten) de la société ottonienne.
Par la sélection de trois de ces milieux – celui des moines, celui des marchands et celui du roi – l’auteur entre dans le cœur de son enquête. Dans les milieux monastiques, Meller montre que ce sont les missions de conversion et de christianisation (Boson de Mersebourg auprès des Sorbes, Adalbert de Magdebourg dans la Rus’ kiévienne), les ambassades politiques (Jean de Gorze à Cordoue) ainsi que les raids hongrois et sarrasins sur le territoire ottonien qui ont donné lieu à des rapports transculturels. L’auteur souligne que ces rencontres se voient érigées rétrospectivement en des lieux de mémoire importants pour célébrer l’idéal monastique; ils participent à forger et renforcer l’identité des moines.
Les marchands sont envisagés en deuxième lieu. Pour Meller, les rencontres transculturelles font partie intégrante de leur quotidien; ils dépendent fortement de l’entretien de réseaux lointains. C’est pour cette raison qu’on retrouve souvent les marchands en tant que guide pour d’autres dans des régions inconnues. Ils se voient également attribués le rôle d’ambassadeur au service du roi. Enfin, l’auteur évoque les découvertes archéologiques autour de la ville d’Haithabu, dans le Schleswig-Holstein actuel, qui ont permis d’identifier un centre d’habitation occupé simultanément par des Saxons, des Scandinaves et des Slaves.
En ce qui concerne l’environnement du roi, centré sur la cour, Meller observe que des rencontres transculturelles s’y sont produites continuellement. Des membres des élites de peuples étrangers ont durablement résidé à la cour. L’auteur souligne particulièrement la présence d’otages slaves dont certains ont réussi à tisser une relation intime avec le roi. Bien évidemment, les envoyés d’autres souverains ont également participé aux rencontres transculturelles. À cet égard, une grande attention est portée à la célèbre diète de Quedlinbourg de 973 et sa réception postérieure.
L’étude de Philipp Meller démontre abondamment la diversité et la vivacité des rencontres transculturelles qu’a connues le monde ottonien. Bien qu’ils ne fassent pas toujours partie de la vie quotidienne, ces échanges se sont produits à de multiples niveaux et dans de nombreuses formes et constellations. Ils ont également joué un rôle important dans la construction identitaire de chacun des milieux analysés.
Si Meller définit les contacts transculturels comme des rapports entre chrétiens, musulmans, juifs et »païens« (p. 24–25), l’intégration d’une perspective »interchrétienne« aurait certainement permis de hausser davantage l’intérêt de l’étude. On comprend que l’auteur n’a pas ouvert les dossiers des relations du royaume ottonien avec la Francie occidentale, le royaume d’Italie ou Rome – des espaces qui lui étaient culturellement en effet relativement proches. En revanche, des considérations sur les rapports avec les espaces anglo-saxon et surtout byzantin auraient mérité d’y être intégrées. De même, on peut regretter que le célèbre récit de l’ambassade de Liudprand de Crémone à Constantinople ne soit traité que marginalement.
Nonobstant, l’enquête de Philipp Meller jette un regard original et stimulant sur le règne d’Otton Ier et la société du Xe siècle. Alors que les premiers siècles du Moyen Âge ont été peu présents dans les questions d’histoire globale jusqu’ici, l’auteur démontre le potentiel de cette approche pour leur étude, à la fois pour situer les sociétés du haut Moyen Âge occidental à l’échelle mondiale et pour mieux comprendre le fonctionnement interne de celles-ci.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Matthias Rozein, Rezension von/compte rendu de: Philipp Meller, Kulturkontakt im Frühmittelalter. Das ostfränkische Reich 936–973 in globalhistorischer Perspektive, Berlin, Boston, MA (De Gruyter) 2021, 414 S., 6 Abb. (Europa im Mittelalter, 40), ISBN 978-3-11-074375-3, EUR 99,95., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90466