Le présent ouvrage est la version remaniée de la thèse de doctorat d’Amélie Rigollet, soutenue en 2017 à Poitiers (Centre d’Études Supérieures de la Civilisation Médiévale), et préparée sous la direction de Martin Aurell et Daniel Power. L’auteure est aujourd’hui membre associée du CESCM. En disciple de Martin Aurell, elle a privilégié le genre déjà bien éprouvé de la monographie familiale et de la micro-histoire, en s’inscrivant pleinement dans le champ des études sur la parenté au Moyen Âge.
Son choix s’est porté sur une famille du Sud de la Normandie, ayant adopté le toponyme d’une petite localité de l’Orne, située entre Flers et Argentan. La trajectoire de la »supra-lignée«1 de Briouze est singulière, ce que l’auteure résume en une phrase: »Les Briouze sont des seigneurs pionniers, des conquérants et des colonisateurs, implantés dans des zones de marche qu’ils soumettent à l’influence anglo-normande« (p. 20). Non seulement installés en Angleterre après 1066 (principalement dans le Sussex), ils participent aussi à la conquête du Pays de Galles (ils y gagnent des terres à l’ouest d’Hereford) et de l’Irlande (notamment autour de Limerick et de Waterford). L’auteure a donc fait le choix d’une approche par les mobilités, tant sociales que géographiques, pour une période allant du milieu du XIe siècle, au moment où les Briouze apparaissent dans les sources, jusqu’à l’extinction de leur branche aînée en 1326. On ne peut d’ailleurs que saluer l’effort fourni par l’auteure pour dépouiller des fonds inédits de part et d’autre de la Manche, notamment aux archives départementales de l’Orne, à la bibliothèque municipale de Flers et au Magdalene College d’Oxford.
Par une approche résolument transdisciplinaire, la présente étude se propose donc de réfléchir à nouveaux frais à la notion de lignage en la replaçant dans le contexte »transrégional« et »transnational« propre aux Briouze. Au fond, dans la lignée des travaux d’Anita Guerreau-Jalabert, de Didier Méhu et de Martin Aurell, l’auteure cherche à comprendre comment les liens sociaux et culturels, et tout particulièrement les liens de parenté, s’inscrivent dans l’espace. Cette thèse est, en cela, tributaire du spatial turn dans lequel l’histoire médiévale s’est engagée en France depuis une vingtaine d’années. On s’étonnera néanmoins que l’auteure s’intéresse assez peu aux notions et concepts forgés par les géographes pour comprendre les mobilités, par exemple la théorie des migrations. Les mobilités sont plutôt envisagées ici par le prisme de la sociologie et de l’anthropologie, par rapport aux stratégies développées par les membres de la famille, à leur capacité d’adaptation et à la construction spatiale et identitaire des formes de domination.
Le plan est chronologique et se divise en trois parties: »1066‒1175«; »1175‒1211«; »1211–1326«. Chacune des sections, richement illustrées, est agrémentée de cartes, de graphiques, de tableaux, de photographies et de dessins.
Ainsi, l’auteure présente d’abord les Briouze comme des »seigneurs pionniers« ayant, au XIe siècle et au début du XIIe siècle, un rôle particulier dans la défense des zones frontalières, tant au Sud de la Normandie que dans les îles Britanniques (chap. 1). Le contrôle du territoire passe, de ce fait, par la construction de châteaux (Briouze, Bamber, Radnor) et par le pouvoir de maîtriser de secteurs décrits comme des »fronts pionniers« (frontière mancelle, Manche, frontière galloise) et des zones de marge (chap. 2). Ces stratégies territoriales s’accompagnent d’un patronage religieux actif ‒ l’abbaye de Lonlay, Saint-Florent de Saumur et Saint-Jean de Brecon sont les établissements privilégiés ‒ et de la fondation d’un prieuré bénédictin à Sele (chap. 3). Afin de s’approprier et de gérer ce territoire, les Briouze mettent au point des stratégies et tissent un réseau d’affinités, fondé sur les liens de parenté et de vassalité. Les affins sont souvent externalisés, c’est-à-dire déplacés vers les domaines situés aux frontières de la seigneurie (chap. 4). La valorisation du patrimoine foncier obéit ainsi aux mêmes principes et est administré en fonction de considérations locales et globales (chap. 5).
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la trajectoire de quelques membres de la famille de Briouze de la fin du XIIe siècle au début du XIIIe siècle. L’expansion de la lignée dans les marches galloises est analysée à l’aune du concept de »frontière hybride« qui caractérise pendant la période la frontière galloise, limite à la fois culturelle, politique et de peuplement (chap. 6). La figure de Guillaume III de Briouze († 1211) est centrale. Important seigneur de la marche galloise, il est l’un des plus proches compagnons de Jean sans Terre. Sa carrière et son portrait font l’objet de développements détaillés qui soulignent non seulement les contradictions du personnage, tel qu’il est décrit dans les sources (chap. 7), mais aussi son ascension fulgurante, ce qui ne l’empêche pas de tomber en disgrâce avant sa mort (chap. 8). D’autres considérations que l’accroissement du patrimoine entrent en jeu: le prestige ou la concorde avec d’autres lignées sont également pris en compte lors de la conclusion d’alliances matrimoniales (chap. 9). Enfin, l’Irlande demeure un important horizon d’attente pour la famille, qui a occupé, à plusieurs reprises, Limerick et ses alentours. L’aventure irlandaise constitue ainsi un jalon important dans la construction mémorielle de la lignée (chap. 10). Un dernier chapitre est consacré aux revers essuyés par les Briouze après la mort de Guillaume III, tant en termes de motifs littéraires – celui de la chute que les sources narratives mettent en évidence – que de trajectoires sociales (chap. 11).
La dernière partie s’intéresse à l’histoire de la famille de 1211 à 1326, jusqu’à l’extinction de la branche aînée. Le groupe de parenté éclate pour donner naissance à plusieurs sous-lignées aux intérêts divergents (chap. 13). En dépit de cette segmentation, les différents membres de la parenté restent unis par le patronyme et une culture familiale partagée (chap. 12). La référence à un ancêtre commun demeure ainsi fondamentale, qu’elle passe par l’emploi de motifs armoriaux similaires entre les différentes sous-lignées ou par l’usage d’un stock anthroponymique partagé (chap. 14). En revanche, la dislocation de la parenté n’atténue pas la force des réseaux vassaliques noués avec des familles locales, qui passent notamment par des liens d’affection durables (chap. 15). Opposée aux Despenser à propos du Gower, la branche aînée ne survit pas aux turbulences politiques du règne d’Édouard II (1307–1327) (chap. 16).
En somme, l’auteure tient le pari lancé en introduction, à savoir de répondre au souhait de Martin Aurell de multiplier les monographies familiales pour mieux comprendre les structures de parenté médiévales. Or, c’est bien la capacité d’adaptation des Briouze aux évolutions géopolitiques du monde anglo-normand et du royaume d’Angleterre que l’auteure met en évidence. La mobilité constitue, de ce fait, un moyen de surmonter les difficultés, en structurant des territoires complexes. Évitant toute forme de réductionnisme, elle souligne donc la grande plasticité de la parenté aristocratique au Moyen Âge central.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bastien Michel, Rezension von/compte rendu de: Amélie Rigollet, Mobilités du lignage anglo-normand de Briouze (mi-XIe siècle–1326), Turnhout (Brepols) 2021, 519 p., 18 ill. en n/b et 27 en coul., 15 tab. (Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge [HIFA], 22), ISBN 978-2-503-59248-0, EUR 79,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90473