Le 900e anniversaire de la fondation de l’abbaye de Morimond – selon une date avancée par le regretté Michel Parisse – avait donné lieu à un important colloque en 2017, le troisième consacré à l’établissement depuis 1992. Le présent ouvrage rend accessible les travaux de cette rencontre, parfois sous une forme qui sent encore un peu trop l’oralité. Sa parution s’inscrit dans le contexte d’un fort renouvellement de l’intérêt pour l’histoire de la quatrième fille de Cîteaux, lequel doit beaucoup aux patients efforts d’Hubert Flammarion, qui a édité en 2014 les chartes de Morimond du XIIe siècle, et de Benoît Rouzeau, qui a dirigé en 2019 un volume consacré à l’archéologie du site monastique. Le livre sous recension se situe d’une certaine façon à la croisée de leurs travaux, puisqu’il entend faire dialoguer l’histoire (en ce compris ses sciences auxiliaires, comme la sigillographie) et l’archéologie. Outre les différentes préfaces qui font en quelque sorte office d’introduction, l’ouvrage comprend 24 articles de longueur inégale brossant l’histoire de la communauté, de ses bâtiments et de ses filiations, des origines à l’époque contemporaine – les périodes médiévale et moderne se taillent néanmoins la part du lion. Les contributions se répartissent en trois parties, la première étant consacrée au site abbatial, la seconde aux abbés et à la gestion du temporel, et la dernière aux filiations de Morimond. S’il est illusoire de synthétiser dans ce compte rendu chacun des articles (des résumés français, anglais et allemands de ceux-ci sont rassemblés en fin de volume, où ils cohabitent avec une utile bibliographie récapitulative), on peut néanmoins pointer quelques traits saillants pour chacune des sections.
Intitulée »Le site de l’abbaye de Morimond, nouvelles problématiques«, la première partie s’adresse essentiellement aux archéologues et aux historiens de l’art. Elle vaut avant tout pour les trois articles que Benoît Rouzeau consacre – tantôt seul, tantôt en collaboration – à l’hydraulique du monastère, à l’hôtellerie et à la restitution de la chronologie de Morimond II (1170–1253), ainsi que pour la longue enquête d’Hubert Flammarion autour de la nécropole de Morimond, qu’il approche à travers les textes, faute de sources archéologiques. Leurs recherches démontrent que, dès les origines, peut-être même avant la construction des bâtiments définitifs, il s’est avéré indispensable de canaliser le cours d’eau local – le Flambart – à travers un drainage des terres, l’aménagement d’étangs et la mise en place de collecteurs. Le système subit ensuite de profondes modifications dans le courant des XVIIe et XVIIIe siècles. L’époque moderne est visiblement un temps de remodelage du complexe abbatial, puisque le très large ensemble de l’hôtellerie médiévale disparaît en plusieurs étapes au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, pour laisser place à des ateliers et à des jardins d’agrément. De même, le basculement vers les Temps modernes marque une rupture sur le plan nécrologique. Si la nécropole monastique connaît un succès important auprès des laïcs (et notamment ceux de la famille fondatrice de Choiseul) entre 1250 et 1350, au lendemain de la fin des grands travaux d’aménagement de Morimond II, il devient exceptionnel de se faire ensevelir à l’abbaye à partir des XVe–XVIe siècles.
La seconde partie est dédiée aux abbés médiévaux et modernes ainsi qu’à la façon dont certaines portions du temporel de Morimond furent administrées. Deux articles se focalisent sur des parcours individuels. Patrick Corbet revient sur la carrière d’Henri de Carinthie, abbé d’une filiation de Morimond dès 1133, puis évêque de Troyes à partir de 1145, en soulignant combien ce dignitaire a joué un rôle important en faveur de Morimond au cours des premières décennies de son histoire. Bertrand Marceau se centre sur le long abbatiat de Jean Coquey (1551–1576), dont la carrière est perturbée par les guerres de Religion, mais qui parvient progressivement à exercer une réelle influence au sein de l’ordre cistercien (dans une brève contribution, Arnaud Baudin révèle l’existence, décrit et remet en contexte un sceau inconnu de ce personnage). Les travaux d’une érudition exemplaire de Benoît Chauvin et de Jean-Vincent Jourd’heuil brossent plus large et constitueront des outils de travail incontournables pour les historiens qui, demain, travailleront sur Morimond. Le premier dresse une liste critique et solidement étayée par les sources des abbés de Morimond entre 1213 et 1264 (les périodes précédentes avaient déjà été envisagées en 2014 par l’auteur dans un article de »Francia« et par Hubert Flammarion dans son édition des actes de Morimond). Le second poursuit le même objectif pour la deuxième moitié du XVe siècle – une époque pour laquelle la documentation locale est pauvre –, tout en reconstituant l’arrière-plan géopolitique des élections et carrières abbatiales. La question de la gestion du temporel est surtout étudiée pour les Temps modernes. Les auteurs établissent que l’abbaye de Morimond a été affectée par une sévère baisse du nombre de donations au cours du XVIe siècle et a souffert de la guerre de Trente Ans, mais que la communauté est parvenue à surmonter ces deux difficultés en développant une politique économique qui délaissait les biens périphériques au profit des lieux où l’abbaye était mieux possessionnée. Traitant du relais urbain de l’abbaye à Dijon, le seul article relatif à la période médiévale recèle d’un outil très utile dont la présence n’est pas mentionnée dans le titre: un inventaire de l’ensemble des relais cisterciens établis dans la ville de Dijon.
Avec la troisième partie, le lecteur quitte le site de Morimond pour se pencher sur la filiation de l’abbaye. Après une stimulante réflexion introductive d’Alexis Grélois sur la genèse des filiations cisterciennes aux XIIe–XIIIe siècles, six articles donnent à voir combien Morimond a essaimé dans l’ensemble de l’Europe. Les sujets abordés dans chacun d’entre eux sont relativement disparates, allant de la gestion de l’eau (Fernando Miguel Hernandez; Agnès Charignon, Jean-Baptiste Vincent et Catherine Guyon) et des granges (Pierro Rimoldi) aux carrières des abbés (Katerina Charvatova) et à leur implication dans la gestion de l’ordre militaire de Calatrava (Philippe Josserand). Ces travaux ont le mérite d’apporter de premiers éclairages sur des sites parfois encore mal connus, comme ceux de Feniers et du Bouchet (Auvergne), bien mis en avant par Emma Bouvard et qui mériteraient de faire l’objet d’investigations archéologiques. La contribution de Katerina Charvatova permet d’en apprendre plus sur un espace auquel les historiens francophones sont souvent trop peu attentifs, faute de maîtriser les compétences linguistiques nécessaires: celui de l’Europe centrale, où les cisterciens ne commencent réellement à prendre pied qu’au XIIIe siècle. L’auteure souligne notamment le rôle central de l’abbaye bohémienne d’Osek, qui semble avoir rempli une fonction de »centre de formation«. Beaucoup de dignitaires paraissent en effet avoir fait leurs premières armes en ses rangs, avant de devenir abbés de communautés plus importantes.
Si elle n’est pas sans présenter quelques défauts – absence de réelle introduction scientifique, présence de quelques articles relativement légers, peu de dialogue entre les contributions, coquilles loin d’être rares –, cette approche pluridisciplinaire de l’abbaye de Morimond apporte un éclairage complémentaire aux recherches récentes dédiées à la quatrième fille de Cîteaux. Lus ensemble, ces travaux permettent de compenser l’absence de monographie monastique récente sur Morimond et contribuent à mettre en relief combien cette communauté religieuse du Nord-Est de la France a eu un rayonnement important. Ils illustrent aussi la façon dont les études cisterciennes constituent un champ de recherche dynamique, qui ne cesse de s’enrichir d’enquêtes nouvelles depuis la fin des années 1990.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Nicolas Ruffini-Ronzani, Rezension von/compte rendu de: Benoît Rouzeau, Hubert Flammarion (dir.), Morimond 1117–2017: approches pluridisciplinaires d’un réseau monastique, Nancy (Presses universitaires de Nancy – Éditions universitaires de Lorraine) 2021, 522 p., ill. en n/b et en coul. (Archéologie, Espaces, Patrimoines), ISBN 978-2-8143-0588-5, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90475