Ce livre est issu de la thèse soutenue par l’auteur à l’université Lille III en 2012 sous la direction de Bertrand Schnerb et Martin Nejedlý. Dans son introduction, »Récit de voyage nobiliaire: questions préliminaires« (p. 11–20), J. Svátek indique que ses centres d’intérêt sont »les moyens spécifiques par lesquels la noblesse pratique le voyage et le ›vécu‹ propre de l’aristocrate en route«. Il rappelle les différents types de voyage, à la suite des études de Werner Paravicini, et les types de discours, »pauvre« pour les récits de pèlerinage, »plein« montrant une évolution vers les récits de voyage modernes. Son corpus de base est composé seulement de quatre récits en moyen français: ceux du Champenois Ogier d’Anglure (1395–1396), du Gascon Nompar de Caumont (1419–1420), du Hennuyer Gilbert (ou Ghillebert, Guillebert) de Lannoy (de 1399 à 1450), du Gascon (au service des ducs de Bourgogne) Bertrandon de La Broquère (1432–1433).
Le premier chapitre est consacré aux auteurs et à leurs textes (p. 21–57), selon une grille: »Famille et carrière«, »Voyages«, »Rédaction du texte, manuscrits et éditions«. En ce qui concerne Nompar de Caumont, il est regrettable que l’auteur ne se serve que de l’édition d’Édouard de La Grange de 1858 et n’utilise pas la dernière édition de Peter S. Noble de 1975, qui fait référence (citée pourtant dans la bibliographie générale). Pour la biographie de Gilbert de Lannoy, il manque la référence à la notice bien fournie (avec la bibliographie), que je lui ai consacré dans »Les Chevaliers de l’Ordre de la Toison d’or au XVe siècle«, en 20001.
Le point commun de ces récits est le pèlerinage en Terre sainte, objet du deuxième chapitre, »Le pèlerinage des nobles à travers leurs récits de voyage« (p. 59–138). Celui-ci était-il total ou partiel (quand le voyageur est-il pèlerin)? Comment les nobles se préparaient-ils spirituellement? Cherchait-on à voir, à témoigner de miracles, de merveilles, de mythes locaux, à acquérir des reliques (ou des souvenirs)? Quelles étaient les pratiques de dévotion pour ces nobles? On pérégrinait aussi en dehors de la Terre sainte: à Prague (visite pieuse) et au Purgatoire de saint Patrick pour Gilbert de Lannoy. En ce qui concerne la piété, les pèlerins Ogier d’Anglure, Nompar de Caumont et Gilbert de Lannoy relèvent les listes d’indulgences en Terre sainte, et se référent plus ou moins à la Bible.
Revenant aux auteurs, J. Svátek étudie ensuite »Le voyage comme un discours sur la noblesse et la chevalerie« (chap. 3, p. 139–204). Le voyage était conçu comme un rite chevaleresque, on participait à des tournois ou des campagnes militaires (Gilbert de Lannoy), on visitait des lieux de mémoire chevaleresque réels ou mythiques, on séjournait chez des princes ou de grands aristocrates (Gilbert de Lannoy), mais que rapportait-on du pèlerinage? Seulement l’honneur d’être chevalier du Saint-Sépulcre2.
Le quatrième chapitre est intitulé »Les projets de croisade dans les récits de voyage«, mais ne concerne que les relations de Gilbert de Lannoy et de Bertrandon de La Broquère, qui en fait n’étaient pas de »vrais« pèlerins, mais des espions envoyés pour le premier par le roi d’Angleterre Henri V et le duc de Bourgogne Philippe le Bon, pour le second par Philippe le Bon seul.
Le cinquième chapitre »L’image de l’autre dans les récits des nobles de la fin du Moyen Âge« succombe à la bien-pensance actuelle. Car qui était »l’autre«? Était-il vraiment un »autre«? Rappelons que pour les chrétiens, il n’y avait pas d’»autres«, tout le monde se trouvant sous le règne de la loi naturelle, quelle que fût la foi. Pour l’auteur, l’altérité se trouvait dans les différences géographiques naturelles, notamment dans la faune, dans la diversité des nations et des langues, des coutumes et des religions, des villes et des monuments.
Dans sa conclusion (p. 299–303), J. Svátek rappelle tout l’apport du récit de voyage nobiliaire: une certaine individualisation, la manie de répertorier, la collection de souvenirs, et son apport à un fait social, selon Durkheim. Suivent une bibliographie (p. 305–314), dans laquelle nous nous étonnons de trouver le »Trésor de la langue française« informatisé, et non pas l’indispensable »Dictionnaire du moyen français«, http://zeus.atilf.fr/dmf/, et un index (p. 315–329).
L’ouvrage de Jaroslav Svátek est un apport incontestable sur la littérature de voyage noble à la fin du Moyen Âge. Cependant, son choix très restreint d’auteurs pose un problème. En quoi un récit de pèlerinage noble se différencie-t-il d’un récit de pèlerinage bourgeois (cf. celui de Coppart de Velaines, contemporain exact de celui de Bertandon de La Broquère3, ou celui plus tardif de Jean de Tournai4)? De plus, deux des »pèlerins«, Gilbert de Lannoy et Bertrandon de La Broquère, n’en étaient pas vraiment, comme ils avaient une mission de renseignement à accomplir sous la couverture du pèlerinage. D’autre part, son insistance sur le texte et le discours lui fait oublier les réalités politiques du voyage, notamment celles qui viennent d’être rappelées.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Jaroslav Svátek, Prier, combattre et voir le monde. Discours et récits de nobles voyageurs à la fin du Moyen Âge, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2021, 334 p. (Interférences), ISBN 978-2-7535-8258-3, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90479