Cet ouvrage collectif constitue les actes d’un colloque organisé sur l’écriture du voyage au temps des ducs de Bourgogne, qui s’est tenu à l’université du Littoral-Côte-d’Opale de Dunkerque en 2017, et s’inscrit dans un renouvellement historiographique récent des études sur les récits viatiques à la fin du Moyen Âge. Outre l’introduction, les 19 articles de l’ouvrage sont regroupés au sein de trois grandes parties.
Les six articles de la première partie sont consacrés aux récits de pèlerinages, dont le mouvement connaît un réel essor dans la seconde moitié du XVe siècle. Les auteures et auteurs montrent que l’orientation de ces récits traduit des finalités viatiques qui sont loin d’être toujours pieuses, qu’il s’agisse de rapports d’espionnage dans le cas de Bertrandon de la Broquière, étudié par M.-C. Gomez-Géraud, ou de sortes de reconnaissance pour les affaires dans le cas du marchand Jean de Tournai analysé par B. Dansette.
Plusieurs articles, notamment celui d’A.-S. de Franceschi, soulignent par ailleurs le processus d’individuation et de construction de l’identité de soi à travers le récit viatique. C’est particulièrement le cas des marchands bourgeois qui aiment décrire divers signes d’appartenance à leur catégorie sociale, et qui sont aussi fiers de souligner dans leurs récits les passages où ils réalisent qu’ils marchent dans les pas de certains de leurs prédécesseurs, originaires des mêmes régions qu’eux. Ce processus d’individuation ressort également des centres d’intérêts des divers voyageurs en fonction de leur place dans la société: certains vont décrire davantage l’organisation commerciale, tandis que d’autres, comme Georges Lengherand, vont consacrer davantage de lignes à la description de rituels judiciaires dans des territoires qui leur sont inconnus (G. Docquier).
En dépit de significations sous-jacentes fréquentes, les récits de pèlerinages n’en oublient pas leur vocation religieuse initiale; si ce rapport peut sembler ténu chez Bertrandon de la Broquière, il est plus net chez Guillebert de Lannoy lorsque celui-ci narre son séjour à Prague, bien qu’il prenne ensuite une dimension plus politique (J. Svátek).
Le rapport à l’autre constitue un autre élément essentiel de ces récits: si certains montrent une forme de rejet voire de dégoût à l’égard de mœurs qu’ils ne comprennent pas, d’autres font preuve de plus de curiosité comme Jacques Lesaige qui détaille à l’extrême ses passages dans les îles grecques, Chypre et Rhodes, soulignant sa réelle ouverture d’esprit en dépit des barrières de la langue qu’il ne manque pas de rappeler à plusieurs reprises (A. Velissariou).
Il ressort de cette première partie que ces récits de pèlerinage ne reflètent pas tant une identité »bourguignonne« que flamande, dans la mesure où l’on ne dispose pas ici d’analyses de récits de voyageurs originaires du bloc méridional bourguignon (duché et comté de Bourgogne). À ce sujet il semble étonnant de relever l’emploi, dans plusieurs contributions, de l’expression »pays de par-deçà« pour désigner automatiquement les Pays-Bas bourguignons par opposition aux territoires méridionaux, alors que Pierre Cockshaw avait bien montré que l’emploi des expressions »par-deçà« et »par-delà« ne dépendait finalement que de la position géographique de la personne s’exprimant1: un maire de Dijon qualifiait ainsi le duché de Bourgogne, depuis sa ville, de pays de »par-deçà«.
Les cinq articles de la seconde partie sont l’occasion de revenir sur des aspects bien connus du récit de voyage, comme la traversée en mer et la symbolique qui l’entoure, et d’autres plus originaux.
J. Devaux et J. Dumont présentent deux études complémentaires sur les récits des traversées de Philippe le Beau et Charles Quint. Le premier insiste sur toute la symbolique autour de la traversée vers l’Espagne en 1506, soulignant notamment le point de vue individuel du chroniqueur qui tourne presque à la critique voire à la »leçon de morale«. Le second insiste davantage sur l’importance politique de ce voyage, en mettant aussi en exergue le côté mythologique du récit.
Plusieurs articles soulignent tout l’intérêt du croisement des sources afin de mieux comprendre les récits étudiés, qu’il s’agisse des actes de la pratique, comme les comptabilités mises en avant dans l’article d’A. Marchandisse et B. Schnerb, ou des sources iconographiques dans le texte d’A. Servantie.
J. Paviot revient pour sa part sur les informations que procurent les voyageurs bourguignons sur l’expansion ibérique au début du XVIe siècle. Bien que, comme l’auteur le relate, ces informations soient assez minces, leur récit n’en est pas moins intéressant pour leur aspect autobiographique autant que pour les informations qu’il fournit sur les denrées produites dans ces terres encore peu connues à l’époque.
Comme pour la partie précédente, les articles soulignent ici les enjeux politiques des voyages, la manière dont ils sont décrits par les chroniqueurs chargés d’écrire l’histoire officielle de la maison Habsbourg ainsi que la symbolique qui les entoure. Ils ne manquent toutefois pas de révéler aussi des informations sur les auteurs de ces textes, ainsi que la manière dont eux-mêmes ont pu vivre certains de ces voyages en construisant à leur tour des récits davantage autobiographiques.
Les huit contributions de la troisième partie s’intéressent au voyage dans les récits de fiction, plus précisément dans la littérature romanesque bourguignonne. Se fondant notamment sur des romans réalisés par l’atelier de Jean de Wavrin et d’autres, plusieurs articles soulignent la contribution de ces ouvrages à la politique méditerranéenne voulue par Philippe le Bon. Pour autant, les récits des voyages décrivent très rarement les vestiges antiques grecs rencontrés, car ce n’est pas ce qu’attendent les lecteurs visés par ces manuscrits (D. Quéruel). De la même manière, le thème de la croisade visant à inciter la noblesse bourguignonne à reprendre les lieux saints de la chrétienté n’est pas toujours explicitement abordé ni sous-entendu (C. Gaullier-Bougassas). Les récits ne correspondent pas moins aux codes romanesques de l’époque, en reprenant des thèmes comme le pèlerinage ou encore l’aventure (M.-M. Castellani), parfois avec force détails concernant les techniques de navigation (M. Marchal).
La croisade, bien que n’étant pas toujours évoquée ou sous-entendue, est tout de même abordée dans plusieurs manuscrits dont la portée politique est patente. Le »Roman de Gillon de Trazegnies«, analysé par S. Bulthé, constitue ainsi une biographie chevaleresque fictive mettant en avant la figure du croisé avec néanmoins plus de nuances que dans les romans des siècles précédents. La dimension politique du roman se retrouve encore dans la glorification par l’iconographie de Philippe II de Macédoine, au détriment de son fils Alexandre car le père porte le même nom que le duc de Bourgogne, ou encore de la critique faite dans le récit du choix de Jason comme incarnation du nouvel ordre de la Toison d’or en lieu et place d’Alexandre le Grand, les images glorifiant ainsi les personnages pourtant davantage dénigrés dans le texte (E. Koroleva).
Enfin, plusieurs aspects pratiques liés au voyage et à la croisade sont abordés à travers la question des »fixeurs« (Z. Stahuljak), ainsi que la question du retour de voyage, qui suppose le retour à une vie normale du voyageur dans son environnement habituel et une réadaptation aux normes sociales, mais qui ne va pas toujours de soi comme le démontrent les récits des »Cent nouvelles nouvelles« étudiés par C. Emerson.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Rudi Beaulant, Rezension von/compte rendu de: Alexandra Velissariou, Jean Devaux, Matthieu Marchal (dir.), Écrire le voyage au temps des ducs de Bourgogne. Actes du colloque international organisé les 19 et 20 octobre 2017 à l’Université du Littoral – Côte d’Opale (Dunkerque), Turnhout (Brepols) 2021, 300 p., 12 ill. en n/b et 8 ill. en coul. (Burgundica, 33), ISBN 978-2-503-57993-1, EUR 84,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90481