Lancés sous le pontificat de Jean XXII, confirmés, remaniés, augmentés sous ses successeurs, les »Règlements de la Chancellerie apostolique« offrent un matériau surabondant et touffu, éclaté et inlassablement copié, puis imprimé (on connaît quelques 180 manuscrits antérieurs à 1503, présentant des compilations et des additions aussi variées qu’instables), à la hauteur d’une chancellerie qui, ici encore, surclasse, et de loin, toutes ses émules dans la Chrétienté, tout en diffusant larga manu les »règles du jeu« diplomatiques et juridiques des rapports entre suppliants et Curie, avec le dessein transparent de faciliter le travail de la seconde en disciplinant et formatant les demandes des premiers, en tout premier lieu dans les matières bénéficiales, mêlant haute politique et cuisine rédactionnelle, prises de position générales et décisions conjoncturelles. Ces quelques traits suffisent à expliquer l’importance et l’intérêt des renseignements fournis, comme l’absence d’édition critique après la tentative méritoire mais insuffisante d’Emil von Ottenthal, qui poussa jusqu’à Nicolas V, sur la base de 14 manuscrits (1888). C’est donc avec soulagement que l’on a appris le lancement d’une enquête collective par le regretté Andreas Meyer, combinant la rigueur scientifique et l’agilité intellectuelle qui le caractérisaient: recherche de témoins dans toute l’Europe, mise à disposition progressive d’éditions numériques enrichies au gré des trouvailles1, communications et articles (dont certains très importants sur le »marché« bénéficial).

Au cœur du matériau, la question spécifique de la transmission imprimée se signala vite par sa complexité, accrue encore pour les impressions réalisées au »temps des incunables«, dont le terme conventionnel fixé à la fin de 1500 correspond de peu à la disparition d’Alexandre VI le 18 août 1503. L’impression des règlements apparaît à nos yeux en 1468, sous le pontificat de Paul II (1464–1471), dont il nous reste au total cinq incunables, outre la copie manuscrite d’un sixième. Un cas mis à part (Augsbourg), tous les travaux sont romains. La machine s’emballe dès le pontificat de Sixte IV (13 années, de 1471 à 1484; le titre courant porte par erreur »Sixte VI«): neuf impressions sortent des presses au plus tôt en octobre–décembre 1471, dans la foulée de la consécration (25 août), et le pontificat, certes plus long, nous laisse un minimum de 29 éditions différentes, dont 23 produites à Rome. Les règlements de ces deux pontificats, à la jonction de modes de diffusion très spécifiques, ont tôt attiré Andreas Meyer, qui a dégagé des méthodes d’approche et de traitement, tout en tirant profit d’autres expériences d’édition critique d’incunables. La tradition par les incunables a en effet cette particularité qu’elle combine en les exacerbant les difficultés des traditions manuscrites médiévales et imprimées modernes (post-1500): labilité du titre, fréquente absence de la date (palliée entre autres par la datation des caractères), indication erratique de l’atelier, instabilité du texte, plus qu’à son tour émaillé d’erreurs, démultiplication des compilations et des familles, qui donne aux stemmas un aspect singulier, où les brindilles des filiations, rarement longues, se disposent volontiers en cylindres.

Le travail réalisé par Andreas Meyer montrait la voie. Son extension aux deux derniers pontificats du »temps des incunables« fut conçue comme le sujet d’une thèse de doctorat, dont le résultat, aujourd’hui imprimé, est proprement remarquable et, osera-t-on le dire?, compte tenu de l’apparente aridité du sujet, réjouissant. Il faut d’abord souligner l’excellence de la formation de Dorett Elodie Werhahn-Piorkowski dans le domaine de l’heuristique et de l’ecdotique comme de l’histoire du livre et de la bibliographie matérielle; saluer à l’unisson un travail que l’on imagine harassant. Elle a retrouvé quarante-quatre éditions pour les huit années du pontificat d’Innocent VIII (1484–1492), dont neuf produites dans la foulée de la consécration; au total, dix-neuf ont l’ambition de fournir un texte complet, quand vingt-cinq, avec une ampleur nouvelle, ont pour seule visée d’imprimer des compléments. Le poids des impressions romaines reste écrasant: l’on ne connaît qu’une seule impression à Augsbourg, à Louvain, à Strasbourg, à Lyon, et deux à Venise. Les résultats connaissent un tassement dans les onze années d’Alexandre VI (1492–1503), mais ne sont pas moins éloquents avec vingt-et-une impressions, dont quatorze complètes et sept partielles (le tassement apparent est surtout dû à la chute des éditions partielles, d’autant que les tailles croissent, et que sous ce pontificat, toute la diffusion sans exception est imprimée). Parmi les lieux d’impression, Rome caracole toujours en tête, contre une apparition de Paris, et d’Anvers, et deux de Lyon comme de Strasbourg.

Le cœur de l’ouvrage (p. 178–627), avant un répertoire et un index général, est formé de l’édition des règlements d’Innocent VIII et d’Alexandre VI, précédée des données utiles: catalogue descriptif des impressions, relevé des variantes significatives justifiant l’établissement des stemmas, liste des lieux d’impression et des imprimeurs, tableaux des contenus, concordance des sigles dans les différents catalogues disponibles … Le parti a été intelligemment pris d’adjoindre les données, synthétisées mais uniformisées, des impressions réalisées sous les deux pontificats précédents, étudiées par Andreas Meyer, afin de fournir des éléments de comparaison homogènes pour tout le »temps des incunables«. Celui-ci a bien de la chance, car, après une solide bibliographie, Dorett Elodie Werhahn- Piorkowski a ouvert son édition de considérations nourries sur divers aspects des règlements, et de leur traitement, offrant des éléments captivants sur les pratiques curiales comme sur l’histoire du livre imprimé (p. 1–177 et 380–386), ici résumant avec pertinence, là ouvrant des voies neuves: présentation de la Chancellerie; étude de la forme et du fonctionnement des règlements de chancellerie; glose des règlements, une attention spéciale étant portée aux commentaires du juriste espagnol Alphonsus de Sotto, mort en Curie vers 1485; procédures de reconduction (les règlements sont censés être liés à un pape donné et leur promulgation publique par son successeur suit le couronnement); censure diffuse, faiblement centralisée, qui résulte de ces procédures et de l’intervention de multiples imprimeurs; étude des officines impliquées plus ou moins profondément dans les impressions de règlements; analyse du marché – étoffé puisque le total des 547 pièces recensées, tous contenus confondus, de 1468 à 1503, laisse supposer grossièrement, d’après les coefficients les plus vraisemblables, une production totale de 18 000 à 27 000 exemplaires. Suit l’étude des lieux d’impression: 82% de la production (en nombre de titres) est assuré à Rome, le reste s’éparpillant (Strasbourg est en tête avec cinq titres) entre quelques places actives, capables de diversifier leur offre; la même remarque vaut globalement pour nombre des officines (une étude globale est suivie de l’évocation de case-studies, Riessinger, Sachsel-Golsch, Silber). Des conclusions très suggestives sont tirées de la répartition actuelle des exemplaires conservés, en archives et en bibliothèques: pour faire bref, le contraste est fort entre les terres italiennes et germaniques (ces dernières à elles seules conservent environ la moitié du matériau), et les autres régions, France et Angleterre en particulier, largement réfractaires à l’époque aux interventions pontificales. Cette analyse est poursuivie au niveau des individus et institutions, attestés par un ex-libris ou un inventaire comme possesseurs d’impressions des règlements: dominent sans surprise les officialités, les couvents, des juges et des procureurs – ce qui rencontre les canaux de diffusion de la jurisprudence de la Rote.

On a ici donné une présentation outrageusement simplifiée des constats et conclusions de cette belle et riche étude, qui laisse bien augurer de l’achèvement de l’enquête lancée par Andreas Meyer, et qui suggère nombre de nouvelles enquêtes sur le thème inusable de »La papauté et l’écrit«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Olivier Guyotjeannin, Rezension von/compte rendu de: Dorett Elodie Werhahn-Piorkowski, Die Regule Cancellarie Innozenz’ VIII. und Alexanders VI. Überlieferungsgeschichte, Inkunabelkatalog und Edition der päpstlichen Kanzleiregeln im frühen Buchdruck, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2021, XLVI–666 S., 26 Abb., 61 Tab. (Monumenta Germaniae Historica. Schriften, 76), ISBN 978-3-447-11568-1, EUR 95,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90483