À partir du constat que les rapports entre piétisme et économie ont été négligés par l'historiographie, ce volume collectif entend étudier les rapports des acteurs et des communautés piétistes à la pensée et aux pratiques économiques du milieu du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle. Durant cette période, l’exploitation de nouveaux marchés hors d’Europe, l’émergence en Europe de nouvelles formes de consommation, la constitution de discours savants sur l’économie suscitent des frictions entre les idéaux religieux portés par des mouvements de réforme très dynamiques et les nouvelles réalités économiques et sociales. Comme le rappellent les éditeurs dans leur introduction, la réaction du piétisme à ces mutations est marquée par une ambivalence fondamentale: d’un côté, il condamne certains effets de ces mutations économiques, qu’il s’agisse de la montée de la pauvreté ou de l’essor du luxe; d’un autre côté, acteurs et institutions piétistes suivent une rationalité économique fondée sur une gestion rationnelle des ressources et la recherche du profit.
Une première partie confronte les principes sous-tendant les pratiques économiques aux normes et discours religieux portés par le piétisme. Justus Nipperdey y montre les affinités entre le caméralisme et les discours économiques piétistes, qu’il s’agisse du travail comme moyen d’assistance aux pauvres ou de la relation ambivalente à l’émergence de l’économie de marché et du capitalisme. Deux études portent sur August Hermann Francke: le réformateur de Halle voulait repenser l’activité économique pour la rendre conforme aux principes piétistes (Peter James Yoder); s’il voyait dans le succès de sa fondation à Halle la preuve d’un soutien divin, son refus obstiné de publier les comptes de ses institutions a affaibli sa crédibilité (Veronika Albrecht-Birkner). Alors que Hans Schneider étudie la politique d’accueil de réfugiés piétistes menée par le comte d’Ysenburg-Büdingen à partir de 1712, Matthias Plaga-Verse et Katherine Carté Engel soulignent que les communautés piétistes développent des activités dans des secteurs diversifiés et que la religion y apparaît comme un moteur de l’activité économique d’une manière qui mêle égalitarisme et adaptation (non dépourvue de contradictions) à la société d’ordres.
La deuxième partie déplace le regard vers l’étude des pratiques économiques concrètes, notamment en vue de financer les activités religieuses et missionnaires liées au piétisme. Ces entreprises ont parfois été économiquement fragiles comme le prouvent les cas du »Journal de Halle« (Kai Lohsträter) et du financement de l’édition d’une Bible grâce à une loterie (Hans-Jürgen Schrader) ou les tentatives d’introduire la sériciculture en Prusse (Ann-Kathrin Otte). Heidrun Homburg montre cependant que l’Unité des Frères moraves a su, vers le milieu du XVIIIe siècle, surmonter ses difficultés en rationalisant ses méthodes de gestion, ce qui lui a permis de rétablir son crédit sur les marchés financiers. De même, l’organisation planifiée de voyages en vue de collecter des dons a permis à la fois de financer les activités des communautés piétistes et d’insérer celles-ci dans l’espace du protestantisme international (Alexander Schunka). Tandis que Jan van de Kamp rappelle que pour les marchands réformés originaires des Pays-Bas du sud implantés en Allemagne, assimilation dans la société d’accueil et adhésion au piétisme ne s’excluent pas, Rüdiger Kröger souligne à propos du cas des ébénistes Abraham et David Roentgen que la dimension communautaire du piétisme n’a nullement empêché le soutien à des entreprises individuelles. Deux contributions d’une portée plus générale comparent les pratiques économiques du piétisme et celles du calvinisme et du catholicisme. Elles permettent d’une part de relativiser la modernité du piétisme dans la mesure où ses pratiques économiques sont très comparables à celles des institutions charitables du Moyen Âge (Thomas Safley); d’autre part, Peter Vogt souligne que les activités commerciales des Frères moraves relèvent d’un »capitalisme moral« qui est proche de l’éthique calviniste dans sa valorisation du travail et de la frugalité mais qui en diffère dans ses finalités et dans son rapport à la richesse.
La troisième et dernière section du volume aborde la dimension culturelle des rapports entre piétisme et économie. Joachim Jacob aborde la question de la sociabilité en montrant comment Friedrich Carl von Moser élabore une conception fonctionnelle de l’amitié impliquant une sélection des relations sociales utiles. Udo Sträter et Carola Kirchstein soulignent que le piétisme implique surtout un rapport spécifique au temps qui doit être utilisé de manière optimale afin d’honorer Dieu et d’assurer le salut des croyants: alors que le luthéranisme tolère les activités qui ne relèvent pas manifestement du péché, le piétisme n’admet que celles qui servent à honorer Dieu. C’est au nom de cette économie du temps que les piétistes rejettent des loisirs tels que la chasse, la danse ou le théâtre, auxquels ils dénient l’utilité sociale que lui reconnaissent les luthériens (Benjamin Marschke). Mais l’hostilité du piétisme au théâtre s’explique également par le fait que les pièces et notamment les comédies proposent au public une interprétation du monde concurrente – et sur plusieurs points divergente – de celle portée par le piétisme (Daniel Fulda). Comme le montrent B. Marschke et U. Sträter, cette conception du temps comme économie des moyens par rapport à la fin poursuivie (le salut) permet de comprendre les points de rapprochement et de convergence entre le piétisme et la monarchie prussienne pendant la première moitié du XIXe siècle.
Cet ouvrage remplit au total largement ses objectifs, d’autant plus que les éditeurs dans leur introduction rappellent honnêtement que certains aspects ont été laissés de côté (notamment l’expansion hors d’Europe des entreprises liées au piétisme). Le piétisme est porteur à bien des égards d’une conception spécifique de l’économie et de ce point de vue plusieurs contributions offrent des points de comparaison très pertinents avec la conception de l’économie à l’œuvre dans le catholicisme et dans le calvinisme.
Un autre apport important du livre est de montrer que les pratiques économiques étudiées n’ont pas toujours été un moyen au service d’une fin religieuse, mais que le piétisme a aussi fourni une légitimation religieuse à la recherche du profit. On retrouve ici la confirmation de l’une des hypothèses fortes du volume, à savoir le rapport ambivalent du piétisme aux mutations économiques des années 1650–1750.
Ces articles montrent enfin que la mise en œuvre de cette conception de l’économie a été rendue possible par le contexte économique global des années 1650–1750: pour cette raison, la diffusion dans les milieux piétistes de certaines pratiques économiques (la gestion rationnelle des ressources, le recours au crédit) n’est pas propre au piétisme mais s’inscrit dans une évolution – l’essor de l’économie de marché et du capitalisme – qui dépasse largement les clivages confessionnels.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Guillaume Garner, Rezension von/compte rendu de: Wolfgang Breul, Benjamin Marschke, Alexander Schunka (Hg.), Pietismus und Ökonomie (1650–1750), Göttingen (V&R) 2021, 476 S., 4 Abb., 1 Graf. (Arbeiten zur Geschichte des Pietismus, 65), ISBN 978-3-525-56042-6, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90517