Dans son »Histoire du rêve«, Claire Gantet se propose de retracer les débats autour du rêve dans les pays germanophones de l’époque moderne, de 1500 à 1800, les situant dans le contexte européen et en rappelant les antécédents de l’Antiquité et du Moyen Âge. Considérant que le rêve, universel et individuel, échappe au contrôle du rêveur comme à l’observation de tiers et qu’il n’est accessible qu’à travers les représentations (p. 13–14), l’étude vise à rendre visible la diversité des discussions autour du rêve à partir des discours et des sentiments, des évolutions et des polémiques. C’est ainsi que le rêve se constitue, sous des constellations variables, comme un »lieu de savoir« des connaissances sur l’interaction entre le corps et l’âme, ce procédé conduisant à la »psychologisation« du rêve (p. 21, p. 269–289) qui s’opère progressivement, de la Renaissance au romantisme.

Les auteurs, les conflits et les manières d’aborder le rêve sont présentés en trois parties, »Savoirs alternatifs, XVIe–XVIIe siècles« (p. 29–122), »Dédoublements: Conter le rêve« (p. 125–214) et »Entre Jeu, Science et Création« (p. 217–268). Si, à la Renaissance, les connaissances sur le rêve à l’université et à l’église étaient guidées par les idées d’Aristote et de Thomas d’Aquin, de Galien et d’Hippocrate, d’Artémidore et de Macrobe, des voix nouvelles se sont fait entendre dans le sillage de la Réforme. La nature et le statut du rêve étaient controversés parmi les réformateurs; en même temps, le rêve servait de moyen de communication aux »Schwärmer« (p. 59) de toutes sortes. Si le rêve et ses dangers étaient évoqués par les églises et les universités au nom d’un individu qui se contrôle lui-même, il n’était pas maîtrisable en tant que médium de pensées religieuses ou politiques. C’est ce que montre le »Traumgesicht«, célèbre aquarelle datant de juin 1525 que Dürer réalisa dans le contexte de son soutien secret à la révolte des paysans (p. 51–53).

Alors que Dürer s’est bien gardé de publier son œuvre, la grand-mère de Hans Engelbrecht (1599–1642) a rendu publiques les visions divines que son petit-fils avait eues en 1622, au début de la guerre de Trente Ans. Engelbrecht, citoyen de Brunswick et »partisan de Johann Arndt«, théologien et »auteur du livre cardinal de la piété luthérienne au XVIIe siècle« (p. 83), se considérait comme prophète, il entendait les anges chanter et chantait avec eux. Ses textes sur le jeûne, les bonnes œuvres, les rêves et les visions furent publiés jusqu’en 1633. Banni de Brunswick en 1624, il erra dans l’Allemagne du Nord jusqu’à sa mort à Brunswick en 1642: »son épitaphe parle d’une simple ›erreur‹, non d’une hérésie« (p. 85).

Si l’impératif »Gnothi seauton« (»se connaitre soi-même«) (p. 79) incitait les »Schwärmer« à interpréter leurs rêves, il y eut aussi des individus, médecins, princes ou patients, qui notaient les échecs professionnels ou personnels évoqués dans leurs rêves. Chez Girolamo Cardano (1501–1576), mathématicien, médecin, philosophe, dont les écrits sur les rêves resteront déterminants jusqu’au XVIIIe siècle, l’herméneutique du rêve, la classification des rêves selon leur sujet et la description de ses propres rêves se côtoient sans transition (p. 170–172).

Sigmund von Birken (1626–1681), qui tentait de vivre de sa plume à Nuremberg, ne voyait pas dans ses rêves des prémonitions, mais »un miroir des préoccupations personnelles« (p. 176); on n’a pas pu établir pour l’instant ce qui l’a amené à les consigner dans ses journaux en latin également (p. 177). Adam Bernd (1676–1748), théologien et anthropologue, se considère comme un mélancolique. Il était persuadé que ses rêves le rendaient fou; les 58 rêves dont il est question dans son autobiographie de 1738 sont des cauchemars, des annonces d’événements imminents ou de nature érotique (p. 182). Ses écrits marquent un tournant:

»Le corps malade et le rêve devenaient un moyen d’observation de l’âme. La description pointilleuse de ses ›tourments corporels et spirituels‹ avait pour horizon la connaissance de soi-même, d’un moi qui n’était pas seulement dédoublé, mais véritablement déchiré« (p. 182).

Dès le début du XVIIIe siècle, Christian Wolff (1679–1754), philosophe à l’université de Halle, jetait les bases d’une »psychologie empirique«, s’inspirant de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646–1716). Afin d’explorer »les règles de l’entendement«, celle-ci »commençait par ›l’attention à ce qui advient consciemment dans notre âme‹« (p. 190). Cette approche de Wolff est reprise par Johann Georg Walch dans son »Philosophisches Lexikon« (2 vol., 1726) et par Johann Heinrich Zedler dans son »Universal-Lexicon« (64 t., 1731–1750, 4 vol. suppl., 1750–1754), tout comme par les sociétés et journaux savants. Les »rêves fictifs« (p. 195) de Johann Gottlob Krüger (1715–1759) de Halle, professeur de médecine et de philosophie à Helmstedt depuis 1751, prennent position contre l’érudition pédante: »Le recours à la fiction permettait d’intégrer les savoirs disparates et limités sur le rêve dans la nouvelle science de l’›homme entier‹ et de les réfléchir« (p. 200).

Quant à Karl Philipp Moritz, il reprend la devise »Gnothi seauton« dans son »Magazin zur Erfahrungsseelenkunde als ein Lesebuch für Gelehrte und Ungelehrte« (1783–1793), présentant les »manifestations psychiques des méconnus« en vue de fonder une »science de l’âme issue de l’expérience intérieure« (p. 201). L’un de ses lecteurs et contributeurs, Rijklof Michaël van Goens (1748–1810), »congédia pour la première fois la thématisation des lois de l’imagination« dans son récit du rêve qui l’accompagna pendant 26 ans, celui de son expérience oppressante à l’école latine (p. 209).

Le rêve était en outre omniprésent dans la vie quotidienne, dans les clés des songes à fort chiffre d’affaires et dans les jeux comme les loteries ou le tarot. Lors de la naissance de la psychologie et de l’anthropologie comme disciplines scientifiques sous l’impulsion des universités de Halle et de Göttingen, les »médecins philosophes« se sont tournés vers »l’homme entier« et le rêve. De nouvelles encyclopédies ont suivi: »Les notices opéraient un triple transfert: transnational au gré des circulations internes à la République des Lettres, transgénérique entre les types d’imprimés de l’espace savant – sommes théoriques, opuscules engagés, articles de périodiques, autres encyclopédies –, ›dimensionnel‹, comprimant des savoirs en des notices qui réagissaient à l’actualité« (p. 246).

Dans les pays germanophones, les poètes romantiques s’intéressaient certes à la vie nocturne (p. 253) et à l’inconscient comme source d’inspiration, mais pas à la psyché et au rêve en tant que tels. En revanche, l’herméneutique du rêve, telle que Gottlieb Heinrich Schubert (1780–1860) et Carl Gustav Carus (1789–1869) la concevaient, de nouveau entre médecine, philosophie et littérature, se rattache à la »psychologisation du rêve«: »L’onirologie empruntait ici des voies spécifiquement allemandes« (p. 266).

Le regard sur les bibliothèques et la lecture de Sigmund Freud et de C. G. Jung est instructif. Jung, en particulier, se révèle être un lecteur et un héritier des débats oniriques du XVIe–XVIIIe siècle. Jusqu’à nos jours, la connaissance du rêve et l’approche de l’inconscient reposent sur les discussions du rêve au début de l’époque moderne. C’est le mérite de Claire Gantet d’avoir mis à jour, de manière à la fois érudite et pointue, ce savoir, sous-jacent à nos représentations.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Helga Meise, Rezension von/compte rendu de: Claire Gantet, Une histoire du rêve. Les faces nocturnes de l’âme (Allemagne, 1500–1800), Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2021, 324 p., 15 ill. en n/b (Histoire), ISBN 978-2-7535-8164-7, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2022/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90518