Contrairement à une idée répandue, les forces démocratiques étaient conscientes de la menace que représentaient les violences anti-juives pour la République de Weimar et l’État de droit. Cet ouvrage reconstitue un aspect essentiel de la défense de la démocratie weimarienne en examinant la lutte du SPD contre la diffusion de l’antisémitisme. Sa réussite tient à l’approche globale qu’il propose de son objet. L’opposition sociale-démocrate à l’antisémitisme est abordée sur différents terrains grâce à un corpus vaste et divers. La variété des sources – programmes, presse partisane, interventions au Reichstag et lors des congrès – comme des acteurs cités – de Paul Levi à Gustav Noske – traduit la pluralité et la fragmentation du mouvement social-démocrate, par-delà la scission entre USPD et MSPD de 1917 à 1922.

Sous l’Empire, certains représentants du SPD font preuve d’ambivalence à l’égard de l’antisémitisme. Circule alors l’idée que l’antisémitisme peut bénéficier à la social-démocratie, dans la mesure où il mobilise des franges peu politisées. À l’inverse, Eduard Bernstein le conçoit dès 1893 comme un adversaire de la social-démocratie, le qualifiant, selon la formule restée célèbre, de »socialisme des imbéciles tout autant qu’[e d’]escroquerie pour imbéciles«.

Le texte fondateur, qui détermine la conduite du SPD face à l’antisémitisme jusqu’à la fin de la République, est le discours prononcé par August Bebel au congrès de Cologne en 1893. Bebel y dénonce l’antisémitisme politique comme l’œuvre de partis réactionnaires, qui personnifient le capitalisme sous les traits de la figure haineuse du juif, dans le but de renforcer leurs propres privilèges. Pour Bebel, les antisémites se trompent de cible »parce que l’exploitation des hommes n’est pas spécifiquement juive, mais est plutôt une forme d’acquisition propre à la société bourgeoise, qui ne prendra fin qu’avec l’effondrement de la société bourgeoise«. Cette allocution est ensuite largement diffusée sous la forme d’une brochure intitulée »Social-démocratie et antisémitisme«, qui connaît plusieurs rééditions. Cette opposition franche et assumée fait du SPD un lieu d’émancipation pour les Allemands de confession juive.

Le parti est ensuite le seul au Reichstag à refuser le recensement des juifs dans l’armée en 1916. Après 1918, les sociaux-démocrates considèrent que le combat contre l’antisémitisme relève de la défense de la République (Republikschutz), dans la mesure où le discours antisémite conspue la »République juive« (Judenrepublik) et son principal soutien, le SPD. Au Reichstag, les élus sociaux-démocrates réagissent systématiquement aux attaques des élus d’extrême-droite, notamment du DNVP, contre la minorité juive. À cet égard, l’USPD se montre l’adversaire le plus résolu de l’antisémitisme en Allemagne. Ses députés prennent position lors des débats sur les »juifs de l’Est« (Ostjuden). Les partis opposés au traitement inégalitaire des citoyens juifs, comme le SPD ou le DDP, sont calomniés et accusés d’être financés par les juifs.

Afin de limiter la violence d’extrême-droite, le SPD est à l’origine de la loi pour la défense de la République (Republikschutzgesetz). Adoptée en 1922, cette loi punit les tentatives d’assassinat et l’incitation à la violence contre les membres du gouvernement ainsi que les insultes à la République et à ses symboles. Cette loi fournit un outil juridique contre l’antisémitisme, souvent présent dans les attaques antirépublicaines.

L’année 1930 marque le début d’une période amère pour le SPD, qui ne siège plus au gouvernement fédéral et voit sa capacité d’action se réduire. Après l’entrée de 107 élus nazis au Reichstag en septembre 1930, l’antisémitisme s’y exprime quotidiennement et en toute impunité. Dans ce contexte, les réponses sociales-démocrates aux propos antisémites se raréfient.

Le SPD inscrit alors la défense contre le nazisme et l’antisémitisme au cœur de son programme. Ses efforts se déportent du parlement vers la presse, la rue et les cours de justice. Le SPD produit plusieurs publications grand public contre les effets néfastes de l’antisémitisme. La brochure »Der Drache Marxismus« (Le dragon du marxisme), parue en 1930, est distribuée à 1,1 million d’exemplaires. À partir de 1931, la lutte contre l’antisémitisme fait partie de la formation des permanents et des journalistes du parti. Et le congrès de Leipzig de 1931 a pour sujet principal le danger nazi.

Dans la rue, la Bannière d’Empire noir-rouge-or (Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold), organisation paramilitaire républicaine majoritairement sociale-démocrate, tente de limiter l’influence de la SA. L’échec de cette organisation à protéger les institutions républicaines devient flagrant lors du coup de Prusse de juillet 1932, quand le gouvernement fédéral de Franz von Papen dissout le gouvernement prussien dirigé par le SPD. Mal équipée et s’en tenant à la stricte légalité, la Bannière d’Empire n’est pas en mesure de l’empêcher.

À travers la Bannière d’Empire, le SPD opère un rapprochement avec l’Association centrale des citoyens allemands de confession juive (Centralverein deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens). Les directions des deux organisations entretiennent des relations amicales alimentées par leur combat commun contre le NSDAP. L’Association centrale a une bonne opinion du SPD depuis son opposition au recensement des juifs de 1916. À la fin des années 1920, de plus en plus d’électeurs juifs donnent leur voix au SPD. Cette coopération ne peut toutefois pas être rendue publique pour des raisons tactiques.

La défense la plus efficace a lieu dans les tribunaux. En novembre 1931, la direction du SPD met en place un service de défense contre la terreur (Terrorabwehrstelle), qui réunit des preuves contre les violences nazies en vue de poursuites judiciaires. Les ministères de l’Intérieur sous contrôle social-démocrate s’appuient sur la loi de défense de la République pour faire interdire des associations ou publications antisémites. Carl Severing, ministre prussien de l’Intérieur, fait dissoudre en 1926 les Bund Wiking et Olympia Deutscher Verein für Leibesübungen e.V.. En tout, le ministère prussien de l’Intérieur obtient l’interdiction de 50 journaux nazis sur la base de la loi de défense de la République. Ces exemples montrent que l’État pouvait agir pour limiter la propagation de l’antisémitisme. Il se heurte cependant à l’antirépublicanisme de la fonction publique.

Tout au long de la République, l’antisémitisme se propage et change de nature. En restant fidèle à la lecture d’August Bebel datant des années 1890, le SPD a minimisé sa dangerosité et sa capacité à fédérer. L’antisémitisme politique du DNVP au début des années 1920, qui prône auprès de l’élite conservatrice la mise en place de mesures discriminatoires, devient l’antisémitisme d’extermination du NSDAP, qui rassemble dans toutes les catégories sociales. Dès lors, les réponses intellectuelles et légales s’avèrent insuffisantes.

Ce titre très riche, nourri de nombreuses études de cas, intéressera les spécialistes de Weimar, de la gauche allemande et de l’antisémitisme. Il démontre que l’opposition démocratique au nazisme, principalement portée par le SPD et le KPD, a commencé bien avant 1933.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Agathe Bernier-Monod, Rezension von/compte rendu de: Christian Dietrich, Im Schatten August Bebels. Sozialdemokratische Antisemitismusabwehr als Republikschutz 1918–1932, Göttingen (Wallstein) 2021, 319 S., 2 Abb., ISBN 978-3-8353-3787-9, EUR 34,90., in: Francia-Recensio 2022/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90612