Le présent ouvrage est le résultat de plus de 20 ans d’études sur les élites de droite et la noblesse allemandes pendant la république de Weimar et le IIIe Reich, à commencer par la thèse de doctorat de l’auteur sur les nobles et le national-socialisme, publiée en 20031. Stephan Malinowski a intensifié ses recherches ces dernières années depuis que l’ancienne maison impériale des Hohenzollern fait valoir des demandes de restitution envers les Länder de Berlin et Brandebourg, qui ont suscité de vives discussions en Allemagne. Dans le présent ouvrage, Malinowski s’approche d’un sujet qui n’est guère novateur, mais avec de nouvelles sources: la collaboration de la famille impériale allemande, les Hohenzollern, avec le régime nazi et ses compromissions dans la foulée de Guillaume II (1859–1941) et de ses descendants, le kronprinz (1882–1951) ainsi que ses six enfants, surtout Louis Ferdinand (1907–1994). Dès la fin de la Première Guerre mondiale, à l’époque de la république de Weimar, le milieu conservateur et anti-républicain de la haute noblesse allemande fait de ses membres des figures de référence.
La nouveauté du travail de Stephan Malinowski tient à l’exploitation de sources nombreuses et diverses: citons des documents d’archives militaires, historiques, celles de la noblesse de Marbourg, les archives de la Library of Congress, les National Archives de Londres ... On trouve aussi de nombreuses citations tirées de revues et journaux internationaux. Les biographies et autobiographies évoquées permettent de mieux apprécier le rôle des personnages clés.
Un premier chapitre est consacré à la fuite, dès novembre 1918, du monarque et de son fils, le kronprinz, en Hollande où tous deux sont accueillis à Amerongen au château du comte Godard van Aldenburg‑Bentinck, un de leurs amis. Contrairement à ce que soutiennent certains de leurs proches, cette fuite n’apparaît pas comme »un sacrifice en faveur du peuple«, mais comme une lâche désertion. A contrario, l’impératrice, elle, reste sur place en Allemagne et affronte courageusement une délégation de révolutionnaires à la Villa Ingenheim de Potsdam. Stephan Malinowski rappelle à cette occasion qu’aucun des princes ne fut agressé par les révolutionnaires. Leurs comptes bancaires furent régulièrement alimentés par le gouvernement de la république de Weimar (pour un montant d’environ 76 millions de marks), ce qui permit à Guillaume II d’acquérir pour 500 000 florins le château de Doorn en Hollande où il résida à partir de mai 1920 après y avoir entrepris d’importants travaux (p. 51–53). Grâce à l’intervention de Gustav Stresemann (1878–1929), le kronprinz fut autorisé à rentrer en Allemagne dès 1923.
Le passage suivant (p.72–122), trop longuement consacré aux frasques et aux aventures féminines du kronprinz Wilhelm qui provoquent le »scandale« tant dans les milieux républicains qu’auprès de la noblesse, aurait gagné à être écourté. En revanche, les recherches de Stephan Malinowski permettent d’infirmer des légendes qui perdurent au sujet des implications de la famille impériale pour permettre à Hitler d’arriver au pouvoir. Contrairement à ce qu’affirment certains témoins ou historiens, les sources n’indiquent aucunement que le kronprinz ait pu jouer un rôle déterminant dans la lutte contre Hitler. Quel était son état d’esprit par rapport à Hitler en novembre 1932, date à laquelle il passait des vacances dans la région du Salzkammergut? Pour Stephan Malinowski, le kronprinz se contentait de se hausser du col entre l’armée, le Stahlhelm et diverses autres factions très marquées à droite. Il n’avait pas non plus de plan précis pour la restauration de la monarchie (p. 314–317) à opposer au national-socialisme. De fait, Stephan Malinowski constate qu’il n’existait ni véritable prétendant au trône (une fois écartés Guillaume II et son fils aîné qui n’étaient pas soutenus par le président Hindenburg), ni régent (Reichsverweser) à choisir parmi la haute noblesse allemande.
Quant aux nombreuses tentatives après 1945 de faire du kronprinz une alternative à Hitler, un précurseur de formes actives de résistance au pouvoir nazi, les sources démentent de telles supputations comme le démontre avec brio Stephan Malinowski. Les témoignages montrent aussi bien Guillaume II que le kronprinz rayonnants de joie après la formation du premier gouvernement de Hitler et claironnant combien ils étaient heureux de voir constitué »un gouvernement national pour lequel ils s’étaient investis depuis un an« (p. 420). Lors de la séance d’ouverture du Reichstag, le 21 mars 1933 à Potsdam, on voit sur des photos un kronprinz décontracté et souriant, en train de serrer la main des SA et SS qui forment une haie d’honneur à l’entrée.
Quant à Louis Ferdinand, il arbore le 30 janvier 1933, lors du mariage d’une princesse de Prusse, à la fois les symboles du Stahlhelm et ceux de la SA. Son père, le kronprinz, s’affiche lors de manifestations symboliques en faveur du régime en portant ostensiblement la croix gammée en brassard. Hitler reçoit très vite Louis-Ferdinand à son retour des États-Unis pour un entretien à la chancellerie afin de faire le point sur ses relations avec Henry Ford et les élites américaines anti-libérales, germanophiles et antisémites actives dans les milieux de l’industrie américaine. On ne peut non plus avoir aucun doute sur l’engagement de la princesse Cecilie qui se montre en mai 1933 au Sportpalast de Berlin entourée de 20 000 à 45 000 membres du Bund Königin Luise, appelant à la »victoire finale« dans des discours célébrant le rôle des »gardiennes des biens les plus sacrés du peuple« (p. 368).
En résumé, Stephan Malinowski note que les trois générations de la famille des Hohenzollern ont dès 1933 »développé des stratégies d’adaptation, de compromission et d’arrangements« avec le régime nazi (p. 447) leur permettant d’en tirer des avantages financiers non négligeables. Fin 1943, le kronprinz et ses filles percevaient encore régulièrement un versement annuel de 409 000 Reichsmark, auquel s’ajoutait la gratification de Noël pour leurs employés et leur chef de cabinet.
Il faut lire dans le détail les déclarations mensongères, les dénégations de culpabilité et de responsabilité accumulées par les membres de la famille après 1945. Lors des procès de Nuremberg, le kronprinz fut seulement entendu comme témoin et traité avec une grande bienveillance par les alliés occidentaux. Dans des interviews, il déclara n’avoir rien eu à faire avec le IIIe Reich, se présentant comme un pacifiste, voire un résistant qui avait pris des risques au péril de sa vie (p. 533). Son frère August Wilhelm de Prusse (décédé en mars 1949) emprisonné après-guerre par les Américains, avait assisté aux tortures infligées aux prisonniers par les SA et visité le camp de Dachau: la seule remarque qu’il trouva à faire était que Dachau était »mieux que les camps d’internement« (p. 334) prévus pour les anciens nazis emprisonnés. Les »Mémoires« de Louis Ferdinand, parues aux États-Unis sous le titre »The Rebel Prince«, donnaient de lui l’image d’un résistant au régime nazi, profondément choqué par l’élimination des Juifs dans les camps d’extermination.
Les Hohenzollern furent toujours conscients de leurs intérêts et prêts à tout pour les défendre. La distinction entre leurs possessions personnelles et celles qui tombaient dans le domaine de l’État n’est toujours pas réglée depuis 1919. Si 95 % de leurs propriétés foncières se trouvaient après 1945 dans la zone soviétique et pouvaient donc être considérées comme perdues, des experts, des universitaires de renom et des juristes furent entendus, leurs arguments pesant sur les décisions des tribunaux en faveur de la famille et lui permettant éventuellement de reconquérir des biens réquisitionnés.
Ajoutons enfin que Stephan Malinowski illustre ses propos par quelques photos bien choisies. Il y a un index et une bibliographie d’une quarantaine de pages.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Stephan Malinowski. Die Hohenzollern und die Nazis. Geschichte einer Kollaboration, Berlin (Propyläen Verlag) 2021, 752 p., ISBN 978-3-549-10029-5, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2022/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90618