La parution, un an après l’édition originale, du deuxième tirage d’un ouvrage imposant (531 pages) et pointu, est révélatrice de l’attention portée actuellement aux études habsbourgeoises. Un tel regain d’intérêt s’explique par la mise en perspective de l’expérience accumulée par cet empire multinational et multiséculaire, éminemment hétérogène et perçu à bon ou mauvais droit comme tendanciellement dysfonctionnel, traversé par des crises existentielles. Tout en faisant montre d’érudition et de réflexivité sur le matériau historique propre à cet espace, Jana Osterkamp affiche cette ambition: éclairer le présent européen par un retour sur les institutions d’un empire disparu. Il s’agit d’une histoire des constructions institutionnelles de l’Empire habsbourgeois qui évolue et se régénère dans l’expérimentation. Le fédéralisme apparaît comme un point de fuite pour entreprendre un récit qui ne prétend pas à l’exclusion des autres, notamment la thématique proprement étatique et impériale mise en lumière par Pieter M. Judson. En l’occurrence, ce ne sont pas les textes juridiques en tant que tels qui constituent le corps de l’analyse, mais le contexte qui les a vus naître. Le postulat consiste à traiter la question d’un fédéralisme vécu, mettant en relation cette expérience historique avec une pratique du pouvoir et un environnement culturel particuliers. Par conséquent, les formes juridiques sont décrites dans leur fonctionnalité, mais surtout en tant que construction rêvée, débattue, éventuellement réalisée puis rejetée.

L’introduction part de la description d’une lithographie datant de 1848, représentant l’empire d’Autriche incarné par des figures allégoriques des provinces, dans une hiérarchie finement décrite, entre le cœur germanophone et les périphéries allophones. Le propos liminaire fixe ensuite le cadrage théorique. La réflexion se développe sur plusieurs niveaux, thématiques et chronologiques. Le chapitre introductif, qui couvre la fin de l’Empire (conséquence des derniers essais infructueux de fédéralisation), est suivi de onze chapitres aboutissant à cette disparition de l’Empire présentée d’entrée de jeu. Dans cette boucle temporelle se retrouvent les enjeux mis en place dans l’introduction. L’un des avantages de cette organisation de la matière est de briser une narration purement chronologique, en distribuant au gré des chapitres les vagues successives d’inventivité institutionnelle. La perspective adoptée est d’autant plus intéressante que, comme le reconnaît l’auteure, le fédéralisme n’était pas une catégorie que les habitants de l’espace habsbourgeois auraient appliquée à eux-mêmes (p. 4), même si le mot était incidemment employé par Metternich (p. 92). Ce sont des outils conceptuels développés ultérieurement, notamment dans le cadre de la construction européenne, qui sont mobilisés (la théorie de la fédération du juriste Olivier Beaud). J. Osterkamp s’est résolument dégagée d’un nominalisme qui aurait empêché de saisir la réalité derrière les mots. Elle emploie donc une série de termes signifiants, contemporains ou non des faits et des textes étudiés, pour caractériser différents moments de construction étatique: Verwaltungsföderalismus, Vielvölkerföderalismus, Nationalitätenbundesstaat, Kronländerföderalismus, Fiskalföderalismus, Dualismus, Trialismus.

L’ouvrage est construit autour d’une structure historique et thématique à la fois, dont les points d’ancrage régionaux varient, si bien que c’est une radiographie de l’Empire qui est proposée, sans effet d’inventaire. Le tour de force consiste dans la réalisation d’un programme de recherche opérant sur une séquence historique couvrant un long XIXe siècle, dans toute l’étendue impériale. La recherche s’appuie sur une très riche bibliographie multilingue (une rare coquille slovaquise le prénom du réformateur croate Ljudevit Gaj). Des périodiques issus d’un grand nombre de provinces sont mis à contribution, ainsi que ponctuellement des sources d’archives, afin d’explorer notamment les attentes politiques en Galicie en faveur d’un fédéralisme rural en 1848/1849, ainsi qu’un programme de réforme constitutionnelle, que l’on avait cru perdu, datant de 1914 et élaboré pour l’éventualité d’une accession au trône de l’héritier présomptif François-Ferdinand.

La réflexion repose sur la tentative d’embrasser une perspective globale, comprenant à la fois les visions venues d’en haut et d’en bas. Progressivement, les autorités centrales ont commencé à déléguer aux échelons inférieurs de l’Empire, ce qui n’était pas inscrit dans sa forme première, pour constituer une forme d’»empire coopératif« (récemment présentée dans un ouvrage sous la direction de l’auteure1) sous la forme du dualisme (1867–1918). Pour complexes et ingénieux qu’ils fussent, ces systèmes ne permirent finalement pas au système habsbourgeois de se maintenir au-delà des turbulences de la Première Guerre mondiale, même si l’évolution constante et in fine l’adaptabilité du système habsbourgeois tendent à être démontrées.

La structure et l’écriture de l’ouvrage, à la fois claires et vivantes, en facilitent la lecture, de même qu’une iconographie soigneusement choisie est explicitée, tant pour la couverture qu’en introduction de chaque chapitre, ce qui contribue à rythmer le propos. L’étude de J. Osterkamp, en explorant ces réalités et virtualités fédérales sans occulter leur (dys)fonctionnement, montre comment fut expérimenté un terrain d’entente institutionnel. Aucune forme juridique n’est présentée comme l’outil idoine qui aurait pu ou dû, sous le signe de l’immutabilité, apporter une solution pérenne aux incessants tiraillements internes. C’est l’inventivité, tant des textes juridiques que de leurs commentaires, parfois même de nature littéraire, qui est mise à profit pour éclairer une telle fabrique renouvelée. Cette prolixité fédéraliste est sans doute due, comme le souligne la conclusion, à l’absence de loi fondamentale ou de constitution explicitement fédérale.

Un prolongement fécond de cet ouvrage (outre l’exploration plus avant des traces et de l’héritage de ce fédéralisme dans l’espace post-habsbourgeois) consisterait dans la mise à l’épreuve dans davantage de textes et de contextes, en dehors des cercles du pouvoir, de l’appropriation et du rejet de cette expérience d’un fédéralisme qui ne disait pas son nom, ce qui n’est encore qu’esquissé à l’échelle de tout l’Empire. Le défi documentaire est considérable, car il s’agirait de trouver des sources fiables pour sonder une opinion publique qui ne fut sollicitée que tardivement. Cette question de l’adhésion et du rejet fait le lien avec celle, décisive pour les États en temps de crise, de la loyauté, que J. Osterkamp a déjà abordée par ailleurs2, pour comprendre les mécanismes d’une construction étatique aux éléments constitutifs hétérogènes, et en cela en effet pleinement européens.

1 Jana Osterkamp (dir.), Kooperatives Imperium. Eine neue Perspektive auf Anspruch und Wirklichkeit imperialer Herrschaft, Göttingen 2018 (Bad Wiesseer Tagungen des Collegium Carolinum, 39).
2 Jana Osterkamp, Martin Schulze Wessel (dir.), Exploring Loyalty, Göttingen 2017 (Veröffentlichungen des Collegium Carolinum, 136).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Daniel Baric, Rezension von/compte rendu de: Jana Osterkamp, Vielfalt ordnen. Das föderale Europa der Habsburgermonarchie (Vormärz bis 1918), Göttingen (V&R) 2021, 531 S., 12 Abb. (Veröffentlichungen des Collegium Carolinum, 141), ISBN 978-3-525-37093-3, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2022/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90619