1989 appartient sans conteste à la catégorie de l’»événement-monstre« (Pierre Nora) dépassant en qualité et en quantité 1945, 1968 ou 1973. Charriant son lot de révolutions, de sorties de guerre ou de transitions politiques plus ou moins pacifiques aux quatre coins du globe, elle relève de ce que Martin Sabrow appelle une »césure d’expérience«.
Trente ans plus tard, dans le cadre d’un cycle de conférences coorganisé à Berlin par le Centre d’histoire du temps présent de Potsdam (ZZF) et des fondations spécialisées dans le traitement historique et mémoriel de la RDA (Gedenkstätte Berliner Mauer, Bundesstiftung zur Aufarbeitung der SED-Diktatur), des historiens allemands réunis par Martin Sabrow, Tilmann Siebeneichner et Peter Ulrich Weiß interrogent 1989 davantage comme une césure interprétative en évaluant la puissance de la rupture et les possibles effets de continuité.
Dans un texte introductif stimulant, M. Sabrow propose une réflexion sur 1989 saisie comme un »mythe« au sens où l’entendait Roland Barthes. Se plaçant explicitement dans le sillage théorique des cultural studies, l’ancien directeur du ZZF étudie la manière dont des métarécits se sont construits autour des événements de l’automne 1989 en RDA pour cristalliser des mémoires collectives concurrentes. À l’aide d’une analyse sémantique très fine, Sabrow passe en revue le rêve de troisième voie des mouvements citoyens, les théories du complot développées par Erich Honecker pour finir par la relecture populiste de 1989 portée aujourd’hui par la droite extrême.
De manière kaléidoscopique, cet ouvrage interroge 1989 dans ses effets directs ou indirects à l’échelle de la RDA ou l’ex-bloc de l’Est. En dépit d’une structuration en deux grands ensembles de contributions thématiques, il manque de cohérence puisque l’astrofuturisme côtoie le sport, l’écologie, les médias ou la pratique de la pension alimentaire. Cette hétérogénéité n’est nullement un handicap dans la mesure où les articles sont tous très solides sur le plan scientifique. En outre, ils partagent cette même volonté d’interroger la puissance d’une césure chronologique en réinsérant des discours, des pratiques sociales, des mouvements politiques dans une histoire de longue durée des transformations de l’espace post-socialiste est-européen.
Le premier bloc de contributions traite de la césure de 1989 dans une logique spatiale en variant les jeux d’échelles, en se concentrant principalement sur l’Allemagne, l’Europe médiane et balkanique. 1989 fut bel et bien un moment d’émancipation des sociétés est-européennes et de sorties négociées du pouvoir sous la pression de la rue. Mais dans les pays issus de l’ex-Yougoslavie analysés par Jochen Töpfer, des »révolutions par le haut« ont contribué à ralentir le processus de modernisation socio-politique et d’émancipation des sociétés civiles marquées depuis par une forme d’apathie. Dans le cas de l’URSS étudié par Jan C. Behrends, les effets de continuité du système soviétique l’emportent sur cette expérience libérale qu’a pu représenter le »moment Gorbatchev«. Sans essentialiser le temps présent, Behrends montre que la logique autoritaire incarnée par Poutine depuis le début des années 2000 s’inscrit dans des structures institutionnelles et psychologiques restées prisonnières de l’époque soviétique. Mais 1989 ne peut se réduire à une analyse des processus politiques. Parfois, les transformations socio-économiques furent si brutales qu’elles contribuèrent à nourrir des formes de populisme et de xénophobie en Europe centrale et orientale comme le montre Dieter Segert dans une contribution qui interroge ce que 1989 a fait aux identités nationales dans cette région. Cet article entre indirectement en dialogue avec les réflexions d’André Steiner sur l’économie globalisée. Ce mouvement transnational dont les origines remontent aux années 1970 a touché à partir de la fin des années 1980 des économies postsocialistes qui jusque-là étaient liées de manière limitée au commerce mondial.
Le second ensemble de contributions relève surtout d’une logique culturelle puisque leurs auteurs s’intéressent principalement au champ des médias et des intellectuels. La contribution de N. Stefanov permet de mettre en lumière comment des logiques discursives ethno-culturalistes développées dans les années 1980 ont contribué à libérer des formes de violence à l’œuvre pendant la guerre civile dans les années 1990. Cette trajectoire a contribué à »provincialiser« l’ex-Yougoslavie au moment où les pays d’Europe centrale et orientale s’engageaient sur le chemin du »retour à l’Europe«.
À l’échelle des médias et de la culture, quatre contributions abordent la manière dont 1989 a structurellement bouleversé le champ du théâtre, de la presse et de la télévision est-allemande et comment elle a ouvert la voie à un processus d’historicisation qui tend à faire de l’ancienne dictature socialiste un produit de consommation télévisuel très présent et très vendeur à l’antenne dans les années 1990 et 2000. À ce titre, à l’exemple du paysage audiovisuel est-allemand, Peter Ulrich Weiss parle de »sectorialité des césures« invitant à jeter un regard différencié sur les processus de transformation du champ culturel en Allemagne de l’Est.
De manière un peu décalée sur le plan thématique, Anja Schrötter utilise la pratique de la pension alimentaire versée dans le cadre d’un divorce comme un lieu d’observation de la continuité de la société est-allemande dans l’Allemagne réunifiée. Les femmes est-allemandes socialisées dans un pays valorisant l’émancipation se retrouvent dans un système de valeurs ouest-allemandes et continuent à privilégier des pratiques et des représentations antérieures à 1989. Concrètement, elles refusent de se laisser enfermer dans le rôle de femmes au foyer alors que le droit ouest-allemand leur garantit de meilleures conditions financières. Elles restent attachées à une autonomie financière dans un contexte socio-économique pourtant dégradé.
Au final, cet ensemble hétéroclite de contributions réussit à proposer une lecture critique convaincante de la césure de 1989. Cette dernière est réinscrite dans les années 1980 qui sont considérées comme la préhistoire de notre temps présent, portant en germe un certain nombre de défis politiques, socio-économiques et culturels auxquels nous devons aujourd’hui faire face: le populisme, les effets sociaux du néo-libéralisme, la question écologique.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Emmanuel Droit, Rezension von/compte rendu de: Martin Sabrow, Tilmann Siebeneichner, Peter Ulrich Weiß (Hg.), 1989 – Eine Epochenzäsur?, Göttingen (Wallstein) 2021, 352 S., 10 Abb. (Geschichte der Gegenwart, 27), ISBN 978-3-8353-5021-2, EUR 29,90., in: Francia-Recensio 2022/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90621