Le 7 décembre 1970, alors en visite officielle à Varsovie pour la signature du traité avec la Pologne, Willy Brandt s’agenouille, mains jointes, devant le Monument aux héros du ghetto. Abondamment commentée, la »génuflexion de Varsovie« compte sans contredit parmi les temps forts de la Neue Ostpolitik. Pourtant, si l’épisode est connu, l’esprit qui le sous-tend est longtemps demeuré inexploré, alors même qu’il constitue, avec la détente et la réunification, le troisième terme de la politique orientale ouest-allemande: la réconciliation. C’est précisément cette lacune historiographique que Benedikt Schoenborn entend combler, dans un ouvrage aussi décisif que singulier.
Outre l’introduction (p. 1–16) et la conclusion (p. 196–205) qui récapitulent les principaux acquis du travail de recherche, le livre se divise en huit chapitres. Le premier (p. 17–30) est consacré aux éclaircissements sémantiques ainsi qu’au cadre théorique qui structure l’ensemble. Les chapitres suivants adoptent une progression chronologique, chacun correspondant à un moment spécifique du parcours politique de Willy Brandt: la mairie de Berlin jusqu’en 1966 (p. 31–59), la Grande coalition de 1966 à 1969 (p. 60–91), l’accession à la chancellerie et les premières réalisations de l’Ostpolitik entre 1969 et 1971 (p. 92–128), l’approfondissement du dialogue avec l’Est au début des années 1970 (p. 129–163) et, pour finir, les dix-huit années qui séparent sa démission en 1974 de son décès en 1992 (p. 164–195).
Au-delà de la thématique abordée, l’entreprise se distingue par l’originalité de sa méthode. L’auteur effectue, dans un premier temps, un travail classique d’historien en procédant au dépouillement systématique et minutieux des principaux fonds d’archives, qu’ils soient allemands, américains, britanniques, français, luxembourgeois ou suisses. Dans un second temps, il recourt aux outils de la science politique, et plus particulièrement des Peace and conflict studies, pour analyser le matériau ainsi rassemblé. Ces derniers, au nombre de trois, s’articulent autour de la notion de réconciliation et permettent de la saisir dans toutes ses dimensions, à la fois conceptuelle, sociologique et temporelle. Un bref aperçu de leur contenu et de leur application à l’Ostpolitik brandtienne permettra d’en apprécier toute la pertinence.
Le cadre normatif est fourni par les travaux d’Andrew Schaap. Selon le politologue, le processus de réconciliation ne peut s’amorcer que dans un »espace politique partagé«. Celui-ci prend corps dès lors que les deux parties établissent un dialogue sur un objet déterminé. Dans un premier temps, le consensus n’est pas nécessaire, seule l’existence de l’échange prime et permet de surmonter l’antagonisme initial: c’est le stade de la simple »tolérance«, de la coexistence, qui pourra néanmoins ouvrir la voie à un approfondissement, à une »reconnaissance« de l’autre. Le mécanisme ainsi enclenché invite à envisager le passé et l’avenir avec l’ennemi d’hier. Cet aspect rétrospectif et prospectif de la réconciliation conditionne également son déroulement, qui peut, au gré des événements politiques, connaître des avancées majeures ou des échecs patents. L’incertitude est donc constitutive de la réconciliation, et interdit toute planification du processus.
L’Ostpolitik s’inscrit pleinement dans ce schéma. Soucieux de rétablir le contact avec l’Est, Willy Brandt entreprend, dès son élection à la chancellerie, de gérer l’héritage nazi. Cette gestion suit un double mouvement. La réconciliation intérieure vise à rompre le silence qui entoure, dans la société ouest-allemande, cet épisode de l’histoire. Engagé dans les années 1950 grâce aux travaux de philosophes comme Karl Jaspers et de romanciers comme Günter Grass, le processus s’accentue dans les années 1960 avec les procès Eichmann et Auschwitz, et se prolonge dans les années 1980 avec la querelle des historiens. À l’extérieur, elle aboutit à un règlement des litiges avec l’URSS, la Pologne et la Tchécoslovaquie. Les Ostverträge conclus en 1970 et 1973 apparaissent ainsi, au-delà de l’impératif de détente, comme une volonté de nouer un dialogue autour d’un héritage douloureux.
Les écrits de John Paul Lederach permettent d’identifier les différents types d’acteurs. Celui-ci distingue, dans une logique pyramidale, les décideurs (»highest-ranked leaders«), qui seuls peuvent engager un processus de réconciliation mais doivent néanmoins prendre en compte leur propre opinion publique, au risque de voir leur action entravée; les conseillers (»middle-range leaders«), qui tout en étant en contact direct avec les chefs d’État et de gouvernement, bénéficient de suffisamment d’anonymat pour négocier plus librement avec les parties adverses, et les populations (»grassroots«), sans lesquelles le processus de réconciliation ne peut aboutir.
Cette classification s’applique à l’Ostpolitik. Willy Brandt et Egon Bahr répondent ainsi aux deux premières catégories, et la population ouest-allemande à la troisième. Par ailleurs, l’étude des interactions entre les différentes strates permet de mieux saisir les réalités et les stratégies. Ici encore un mouvement en deux temps s’esquisse: tout d’abord les échanges entre représentants de catégorie similaire, à savoir les rencontres au sommet (Brandt-Brejnev, Brandt-Gomulka, etc.), les négociations (Bahr-Gromyko, Bahr-Rotkohl, etc.) et les rapprochements entre populations (Berlin, RFA-RDA, RFA-Pologne, etc.); dans un second temps, les échanges entre représentants de catégories différentes, comme les rencontres d’Erfurt et de Kassel au printemps 1970, qui mettent en contact Willy Brandt et Willi Stoph d’une part, le chancelier ouest-allemand et les citoyens est-allemands d’autre part.
Les recherches de David Crocker introduisent une dimension davantage chronologique en identifiant différentes étapes dans le processus de réconciliation, selon que cette dernière est rudimentaire (»thin«) ou approfondie (»thick«). Oliver Ramsbotham, Tom Woodhouse et Hugh Miall poursuivent cette réflexion en mettant au jour quatre niveaux de réconciliation: la simple »acceptation« de l’autre, qui suit la fin du conflit armé; le »dépassement des antagonismes«, qui vise à réhumaniser l’ancien adversaire; la »réconciliation des intérêts«, qui aboutit à la transformation des structures politico-économiques; et la »célébration de la différence«, qui accorde une large place à la reconnaissance de l’autre dans son individualité et au pardon. Le processus peut néanmoins rester inachevé, voire subir des revers.
L’Ostpolitik suit cette progression. Jusqu’en 1966, Willy Brandt s’inscrit dans une perspective de simple coexistence avec l’Est, soucieux tout d’abord d’améliorer le sort des Berlinois. Au sein de la Grande coalition puis à la chancellerie, il passe au second stade de la réconciliation, entamant une politique de dialogue et de négociations avec l’URSS et les démocraties populaires qui aboutiront à la signature des Ostverträge puis à l’organisation de la CSCE. Le troisième stade, bien que découlant des traités, ne sera jamais pleinement atteint, et dans la seconde moitié des années 1970, du fait du retour de la guerre froide, la réconciliation redeviendra simple coexistence. Ce n’est qu’après la chute du mur de Berlin que le processus trouvera une issue heureuse.
Benedikt Schoenborn livre ici un ouvrage d’une rare qualité. Reprenant une thématique déjà amplement documentée, il parvient à réaliser un double tour de force: historiographique, en proposant une nouvelle lecture de l’Ostpolitik brandtienne à travers le prisme de la réconciliation; et méthodologique, en mobilisant la boîte à outils de la science politique pour analyser le matériau historique. L’exercice est donc, à tous points de vue, réussi, et peut être aisément qualifié de modèle en son genre.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Julien Genevois, Rezension von/compte rendu de: Benedikt Schoenborn, Reconciliation Road. Willy Brandt, Ostpolitik and the Quest for European Peace, New York, Oxford (Berghahn) 2020, XI‑236 p. (Studies in Contemporary European History, 25), ISBN 978-1-78920-700-2, EUR 99,95., in: Francia-Recensio 2022/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90622