Selon Daniel Siemens, l’auteur de cette étude, la »Weltbühne« était la revue de politique et de littérature la plus importante de la république de Weimar, publiée avec des interruptions au-delà de l’effondrement de la RDA jusqu’en 1993. La dirigèrent Siegfried Jacobsohn, Kurt Tucholsky et Carl von Ossietzky à Berlin dans les années 1920–1930. C’était un »laboratoire de la modernité et en même temps un lieu de lourds contrastes politiques et sociaux«.

La revue continua à paraître à Vienne, Prague et Paris sous l’intitulé »Neue Weltbühne« pendant la dictature nazie, mais ne parvint pas à se recréer aux États-Unis. Étonnamment, le nom de Hermann Budzislawski (1901–1978) semblait avoir sombré dans l’oubli alors qu’il fut son rédacteur en chef à partir de 1934 en remplacement de Willi Schlamm (pas encore devenu un anticommuniste notoire).

La suppression de sa nationalité allemande en 1935 par les nazis à cause de ses origines juives, quelques jours seulement avant la publication des lois de Nuremberg porta un coup dur à Hermann Budzislawski, d’autant plus qu’il lui fut impossible d’acquérir avant la fin de 1940 la nationalité tchèque alors qu’il avait déjà réussi à fuir aux États-Unis (p. 81). En 1939, au sortir du camp d’internement en France que déjà les nazis occupaient, il obtint les »danger visas« nécessaires pour sa famille et lui et reçut du American Rescue Committee la somme nécessaire pour embarquer à partir de Lisbonne sur le »Nea Hellas« en compagnie de Franz Werfel, Heinrich et Golo Mann, Alfred Stampfer, Lion Feuchtwanger (mais contrairement à l’information donnée par Daniel Siemens, Marta Feuchtwanger prit un autre bateau pour réduire les risques d’attentats).

À New York, Hermann Budzislawski rencontra en 1940 la journaliste Dorothy Thompson, qui devait sa célébrité à son interview de Hitler en 1932. Leur collaboration, des articles parus sous son nom à elle, démarra en 1941 pour la somme de 300 dollars par mois. Il s’y ajouta 40 dollars par semaine pour des émissions de radio (p. 142) de l’OWI (Office of War Information). Hermann Budzislawski comptait parmi ses ami Alexander Sachs, conseiller de l’OSS (Office of Strategic Services). Avec Dorothy Thompson, il entretenait des contacts étroits avec la Maison-Blanche et rédigea des discours de campagne électorale pour le démocrate Roosevelt en 1944. Une telle proximité des services secrets et du pouvoir n’est pas vraiment élucidée et la possibilité d’avoir servi d’agent double pour le compte de l’URSS ne peut être exclue. La rupture avec Dorothy Thompson se produisit en 1945 au retour de celle-ci d’un voyage en Europe où elle avait eu des informations sur les viols commis par l’armée soviétique.

Déçu par l’impossibilité de relancer la »Neue Weltbühne« aux États-Unis, aigri par les interrogatoires de l’OSS et du FBI dans le cadre du maccarthysme, Hermann Budzislawski ne se sentait plus en sécurité à New York. Il venait de préparer Bertolt Brecht à son interrogatoire par le comité des activités anti-américaines, mais l’ouvrage ne nous apprend rien sur leurs liens. Il allait rentrer en 1948 dans la zone soviétique, la future RDA, qui lui offrait le choix entre une chaire de professeur à Rostock, une autre à Leipzig. Arrivé à Copenhague, il vit sur le quai une foule en liesse qui attendait les Danois de retour au pays. Eux-mêmes n’avaient pratiquement personne pour les accueillir et, plus encore que les hommes de gauche et d’extrême gauche poursuivis et éliminés, les six millions de Juifs assassinés par les nazis pesaient lourd dans la balance.

En RDA, l’euphorie n’était pas au rendez-vous. Certes les Budzislawski s’étaient vu attribués une superbe villa dans le style de la Neue Sachlichkeit, rénovée au mieux et meublée d’antiquités de valeur, offertes à des prix défiants toute concurrence en dédommagement de leur statut de »victimes du fascisme«. Mais la perversion de la langue par les expressions nazies que Victor Klemperer avait bien analysées dans la LTI les traumatisait, tout comme le fait que les professeurs conservateurs tenaient le haut du pavé et que les mentalités tardaient à évoluer. Les restrictions étaient difficiles à supporter après l’abondance de denrées à leur disposition aux USA. Bien informés, ils s’étaient bien préparés à leur arrivée en RDA en emportant dans leurs bagages des produits manufacturés comme une radio, un fer et des plaques électriques, une bouilloire, mais aussi du savon, de la lessive et du fil!

En 1949, pour le 70ème anniversaire de Staline, Hermann Budzislawski entonna une ode à sa gloire: »Staline, davantage encore, le symbole de l’histoire mondiale« (p. 200). Lors des poursuites contre des fonctionnaires du SED d’origine juive, il dut faire son auto-critique, fut surveillé par la Stasi, à laquelle collaborait sa femme, et frappé d’une interdiction d’assurer ses cours entre novembre 1950 et 1952. L’ouvrage de Daniel Siemens n’évoque pas longuement son attitude en 1953, ni à la construction du Mur en 1961. Mais en 1962, il perdit son poste de doyen de la faculté de journalisme. Isolé davantage encore à partir de 1965, fatigué par la maladie, il assuma toutefois de nouveau la direction de la »Weltbühne« à partir de 1967, sans doute une sorte de prix de consolation pour toutes ses compromissions: la revue ne fit guère de commentaire sur le printemps de Prague et l’intervention soviétique.

Daniel Siemens n’apporte pas d’explication à l’internement momentané de Hermann Budzislawski dans une clinique psychiatrique en 1974. On aurait aimé savoir si le régime dictatorial de la RDA voulait le mettre davantage au pas. Ce personnage de »deuxième plan«, survécut à quatre régimes politiques. Daniel Siemens est très indulgent quand il signale que Hermann Budzislawski, sans sombrer dans l’opportunisme, saisit à temps les opportunités (p. 11) de passer de la frange de gauche de la social-démocratie à l’antifascisme, adhérant ensuite au libéralisme occidental avant de devenir un communiste pur et dur.

Après 1990, personne ne s’intéressa dans l’Allemagne réunifiée à la vie d’un publiciste carriériste décédé une douzaine d’années auparavant, qui a connu son allégeance à Ulbricht et dont la revue était étroitement liée au SED, également sur le plan financier.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne-Marie Corbin, Rezension von/compte rendu de: Daniel Siemens, Hinter der Weltbühne. Hermann Budzislawski und das 20. Jahrhundert, Berlin (Aufbau) 2022, 431 S., ISBN 978-3-351-03812-0, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2022/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90623