Inaugurant une nouvelle série qui se propose de mettre en évidence les acteurs plutôt que les processus de la construction européenne, cette histoire de l’écologisation depuis le XIXe siècle est véritablement innovante. Anna-Katharina Wöbse qui co-dirige l’ouvrage est sans doute la première historienne à avoir étudié l’internationalisation des questions environnementales en intégrant pleinement la dimension transnationale. Son livre sur la diplomatie environnementale de la Société des Nations et des premières années de l’ONU est déjà un classique par sa mise en œuvre réussie d’une approche où la référence aux nouvelles dimensions spatiales (transnationales et connectées) n’est pas un simple effet d’annonce.

Dans ce livre collectif, vingt-quatre auteurs ont réussi à développer une problématique commune, celle de cibler des moments-clés où l’activisme civique et environnemental a su dépasser les limites d’un narratif national pour se déployer à l’échelle d’aspirations européennes que concrétisent ensuite des dispositifs institutionnels, notamment ceux initiés par le Conseil de l’Europe. On se focalise ainsi sur l’engagement des populations européennes en faveur d’un environnement perçu comme un bien commun. Trois thèmes structurent la démarche: la conservation de la nature en elle-même, depuis le début du XXe siècle, et son rôle dans le devenir de l’Europe; la préservation concertée des conditions d’existence dans les milieux naturels les plus exposés; la préoccupation récente du développement durable et ses impacts sur la vie quotidienne.

Autant de cheminements diversifiés à travers lesquels on peut suivre l’émergence d’une européanisation de la politique de protection des ressources naturelles et de la biodiversité quand les différents acteurs (institutionnels, scientifiques, groupes de pression, société civile, acteurs individuels) contribuent à la construction d’un héritage partagé. Cela ne va pas sans conflits, incohérences et asynchronismes, mais la coopération et la mise en réseau des pratiques de protection compensent en partie les tendances dégradationnistes qui continuent de nous alarmer aujourd’hui.

À défaut de pouvoir présenter chacun des quinze chapitres forcément inégaux de ce projet, nous nous limiterons à des remarques plus englobantes. Inévitablement, puisqu’il s’agit d’un ouvrage de référence, plusieurs des articles abordent de manière plutôt convenue des thématiques largement balisées déjà par la recherche. Les bilans sur la protection de la forêt, sur le tourisme en relation avec le patrimoine naturel, sur la pollution de l’air ou sur l’histoire environnementale des Alpes reprennent des développements déjà bien connus, du moins en Europe occidentale. Plus originale en revanche, la contribution sur les pratiques du recycling et l’émergence par le bas d’une manière européenne de consommer; de même celle qui utilise les timbres-poste représentant des motifs naturels pour identifier des stratégies nationales de mise en images et proposer une histoire visuelle du »verdissement« européen.

Parmi les gros dossiers, l’analyse du rôle des oiseaux dans la prise de conscience d’une échelle européenne de la préservation met en évidence plusieurs tendances majeures. Il n’est pas fortuit que l’image de couverture révèle un instantané d’une mobilisation de protestation en 1957 contre la militarisation des vasières de la mer des Wadden, une zone essentielle de la migration des oiseaux d’eau. Certes, par définition, les migrateurs se jouent des frontières et traversent les espaces à l’échelle eurasiatique et nord-africaine. Pour A.-K. Wöbse, cependant, l’épisode de 1957 sur le banc de sable du Knechtsand, situé entre les estuaires de l’Elbe et de la Weser, où se regroupent des militants de plusieurs pays dont certains exhibent le premier drapeau européen des années 1950, vert avec un grand »E« blanc, marque une première manifestation transnationale d’engagement en faveur de la nature. De manière générale, la protection des oiseaux (qui aboutira à la convention de Ramsar en 1971) voit se profiler des ornithologues, des amoureux de la nature, des politiciens et un activisme très féminisé. Ce sont en effet des femmes qui animent les résistances à la chasse prédatrice aux petits oiseaux, une pratique très répandue dans les pays méditerranéens, mais aussi le refus des colifichets de plumes qui étaient très prisés par la mode de la première moitié du XXe siècle.

D’autres contributions encore mettent en évidence la mobilisation des femmes: en particulier le nucléaire à propos duquel un bon article illustre le revirement d’attitude aux différentes échelles. Si les transferts de technologie ont leur part dans le rapprochement européen (l’Euratom en 1957), le revirement de l’opinion, dans un premier temps (années 1950–1960) enthousiaste face aux perspectives de cette nouvelle énergie considérée comme propre, puis, dès les années 1970, de plus en plus réticente par rapport aux risques encourus, met en réseau des résistances locales et régionales. Les grands mouvements (contre Fessenheim ou Creys-Malville) sont transnationaux. Les femmes en sont souvent les instigatrices, avec comme point culminant la lutte contre le déploiement des missiles de croisière durant les années 1980.

Un aspect mérite encore d’être souligné. Plusieurs articles soulignent en effet l’interconnexion à l’échelle mondiale des problématiques environnementalistes. Ainsi, la nature tropicale africaine qualifiée de sauvage, opulente et dangereuse apparaît au début du XXe siècle comme le contrepoint de la nature romantique idéalisée des protecteurs du paysage en Europe. La première apparaît comme le prototype de la nature intacte, la seconde comme illustrant le paysage humanisé et culturel caractéristique du patrimoine naturel européen. La tension entre ces deux modèles paysagers sous-tend jusqu’à une période récente les efforts transnationaux en vue de protéger la nature non seulement en Europe mais dans les autres continents. Elle est très présente dans la manière de définir le paysage dans le cadre de l’inventaire du patrimoine mondial de l’Unesco où les paysages arcadiens européens ont de la difficulté à trouver leur place. La circulation des deux modèles reste d’actualité avec les initiatives prises pour créer des parcs safari en Europe même.

Quant à la conception héritée des pratiques nord-américaines de la wilderness, elle est sans doute aussi une construction idéologique qui trouve un terreau favorable dans la recréation d’une nature sauvage à l’européenne à travers les différents parcs nationaux. Là aussi, l’évolution est sensible notamment par le rôle emblématique accordé au début du XXe siècle aux animaux photogéniques (le bouquetin ou le bison) alors que la période récente privilégie des prédateurs (loup, lynx). Une contribution originale présente le cas de l’anguille qui paraît être la seule espèce de poisson paneuropéenne peu cotée par le public, mais qui bénéficie depuis peu d’une politique de régulation.

Parmi d’autres études de cas, on lira avec intérêt l’analyse des effets durables de la partition de l’Europe qui a rendu possible après 1989 la réalisation d’un green belt, de l’Arctique aux Balkans: ce que l’ancien rideau de fer avait séparé est aujourd’hui uni le long des frontières par un corridor de réserves naturelles. La mer Baltique est également, par son statut de mer intérieure européenne, un bel exemple de coopération précoce, déjà durant la guerre froide, sur le front de la pollution des eaux et de la protection des environnements marins. Au total, un livre passionnant susceptible de prolongements, notamment pour les régions méditerranéennes et balkaniques moins représentées dans ce déjà vaste bilan.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

François Walter, Rezension von/compte rendu de: Anna-Katharina Wöbse, Patrick Kupper (ed.), Greening Europe. Environmental Protection in the long Twentieth Century – A Handbook, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2021, 481 p. (Contemporary European History, 1), ISBN 978-3-11-060965-3, EUR 133,95., in: Francia-Recensio 2022/3, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.3.90626