Bien connu en France grâce aux travaux de Jean Marchand (1948), puis d’Alain Legros (2010), qui vient d’en donner une triple édition en ligne1, le »Beuther« de Montaigne méritait assurément une étude en langue allemande qui s’attachât en outre à confronter la pratique montaignienne avec l’usage protestant contemporain des éphémérides, et l’envisageât ainsi dans une perspective large. Les travaux de M. Engammare (»L’ordre du temps«, 2004), et surtout l’étude récente de S. Geonget, R. Jimenes et A. Legros (»B.H.R.« 77/3, 2015), ont posé les premiers jalons d’une vaste enquête sur les huit exemplaires annotés du »Beuther« repérés à l’heure actuelle. Ces travaux imposent de replacer l’éphéméride montaignien dans le contexte européen de l’usage de calendriers commémoratifs. Une même démarche préside à l’ouvrage de Wolfgang Adam, dont tout l’intérêt consiste à tenir ensemble les études montaigniennes, particulièrement développées en France, et la recherche historique sur les calendriers, bien présente en Allemagne. W. Adam rappelle ainsi le double usage mémoriel (Memorialkultur) et dévotionnel (Gebetskultur) de ces calendriers mis au point, aux mêmes dates, par deux élèves de Melanchthon: Michael Beuther, donc, représentant typique de l’humanisme tardif protestant et lettré, dont l’»Ephemeris historica« paraît à Paris en 1551 (une 2e édition latine à Lyon, 1552; une 3e, augmentée et en allemand, à Francfort, 1557), et Paul Eber, dont le »Calendarium historicum« paraît à Wittenberg en 1550. L’évocation, pour chaque date, de tel événement digne de mémoire ne relève en effet pas seulement d’une réminiscence lettrée: elle sert de point de départ à une méditation religieuse – l’utilisation d’un calendrier renforce ainsi la foi de son possesseur. W. Adam suggère (sans détailler cependant) que de tels calendriers melanchthoniens ont pu être utilisés en milieu catholique, où l’on n’en trouve pas d’équivalent. Quoi qu’il en soit, la confrontation entre les annotations de Montaigne dans l’»Ephemeris« de Beuther et celles de Melanchthon dans le »Calendarium« d’Eber (ces dernières sont publiées dès 1854 dans le »Corpus Reformatorum«) met au jour une démarche commune d’aide à la mémoire, tout en soulignant la dimension spécifiquement familiale et seigneuriale du »calendrier« de Montaigne, et révèle en creux ce que n’est pas ce »calendrier«: un support à la prière qui se nourrirait de la mémoire confessionnelle. Suivant le modèle paternel du »papier journal« – surtout après la mort de Pierre Eyquem de Montaigne, qui fait de lui l’héritier de la seigneurie ‑, Montaigne en effet use de son »Beuther« comme d’un simple »magasin de la mémoire« (cf. »Essais«, I, 9) qui conserve les »heureuses ou malencontreuses nouvelles« (»Essais« I, 34, 230), un Erinnerungsbuch, un Datenverzeichnis, un memorandum dans lequel il note, d’abord en tant qu’étudiant (en latin), puis à nouveau après la mort de son père en 1568 (en passant au français), différents événements touchant à son histoire familiale (Ph. Desan parlait d’un »véritable livret de famille«), à son histoire personnelle et à l’actualité politique. W. Adam consacre la majeure partie de son ouvrage à l’élucidation, pour les lecteurs de langue allemande, des annotations de Montaigne, qu’il confronte avec les passages des »Essais« et du »Journal de voyage« consacrés le cas échéant aux mêmes événements: il s’agit ainsi pour l’auteur d’esquisser, de manière très claire – quoique en n’évitant pas toujours l’effet d’exposé – le »tableau« d’une époque historique troublée. Aucune systématique n’est décelable dans la tenue de l’éphéméride de Montaigne, dont un tiers des entrées ont d’ailleurs été réalisées a posteriori. W. Adam choisit d’étudier les annotations latines, puis françaises, avant de s’interroger sur les entrées absentes, soulignant d’emblée qu’à une exception près (à la page du 31 mars, Beuther signalait la mort de François Ier en 1547; Montaigne enregistre la mort des deux lecteurs royaux Vatable et Toussaint »eodem die«), Montaigne n’établit aucun lien entre les événements commémorés par l’imprimé et les événements qu’il consigne lui-même à la main. W. Adam parcourt ainsi l’ensemble des annotations de Montaigne: événements familiaux (dont la naissance de Montaigne le 28 février 1533 n.s.), avec extension à la famille alliée et aux proches (la mort des trois fils de Gaston de Foix le 29 juillet 1577, par ex., qui a beaucoup marqué Montaigne; cf. »Essais« 1, 25); événements de l’histoire personnelle (dont l’élection à la mairie de Bordeaux le 1er août 1581, la visite d’Henri de Navarre le 19 décembre 1584, accompagné de l’élite huguenote, l’emprisonnement de Montaigne le 10 juillet 1588), qui croise l’histoire contemporaine française. W. Adam rappelle ce faisant la surprise de la critique face aux silences de Montaigne (sur la mort de La Boétie, sur la Saint-Barthélemy et les massacres bordelais, sur l’assassinat d’Henri III…). W. Adam met finalement en lumière un phénomène particulièrement intéressant de transfert culturel, dans toutes les implications que M. Werner et M. Espagne ont données à cette notion. De ce point de vue, l’analyse du »Beuther« de Montaigne – tout comme les autres »Beuther« annotés que signale l’étude de 2015 (en particulier ceux de Lille, La Rochelle et Cambridge) – croise des interrogations en partie semblables à celles que suscite un autre »genre« wittembergeois lorsqu’il est transféré hors des frontières de l’Empire: celui des alba amicorum – calendriers et carnets d’amitié ont d’ailleurs en commun d’associer culture imprimée et culture manuscrite, écriture du for privé et inscription dans l’histoire publique, conservation de la mémoire des réseaux dans lesquels s’inscrit leur possesseur. On ne peut donc que se réjouir de la parution d’un ouvrage qui devrait favoriser les curiosités scientifiques de part et d’autre du Rhin.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Elsa Kammerer, Rezension von/compte rendu de: Wolfgang Adam, Montaignes Kalender, Heidelberg (Universitätsverlag Winter) 2021, 129 S. (Beihefte zum Euphorion, 115), ISBN 978-3-8253-4849-6, EUR 36,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.91964