Ce recueil de contributions paraît chez Brill dans une collection dont le titre éclaire la thématique d’ensemble: »Émergence de l’histoire naturelle«. Il ne s’agit pas ici d’une synthèse mais plutôt d’une déambulation au sein d’un très vaste domaine d’étude, rythmée par des pauses, comme autant de points de vue panoramiques sur des paysages et des territoires en cours d’appropriation. Elle est structurée en trois parties pour un total de onze contributions. L’introduction rappelle que l’ouvrage s’inscrit à la fois dans le prolongement d’une rencontre scientifique consacrée à l’université de Bern en septembre 2017 à »Mapping the Territory: Exploring People and Nature, 1700 until 1830« et d’un projet de recherche intitulé »Cultures naturalistes. Principaux acteurs, réseaux et lieux d’échanges savants des temps modernes« (2013–2017). Les éditrices ont véritablement mené un travail collectif, puisque Sarah Baumgartner et Meike Knittel ont rédigé leur recherche doctorale sous la direction de Simona Boscani Leoni pendant cette période. Leur introduction brosse un panorama historiographique assez complet de la recherche en histoire des savoirs naturalistes, de leur transmission et de leur réception, accompagné d’une bibliographie sélective.
La première partie se concentre sur les méthodes naturalistes. Quatre contributions balaient ici un large spectre qui va de la couverture des territoires par le biais de questionnaires qui traversent l’Atlantique (Simon Boscani Leoni) et »connectent les territoires« aux enquêtes de terrain systématiques (Francesco Luzzini), à l’accumulation des savoirs mais aussi à leur hybridation au contact des savoirs indigènes et de la rencontre avec leurs détenteurs (Stefanie Gänger). Une attention toute particulière à la Suisse mérite d’être relevée, car elle marque tout le volume. Il ne s’agit pas seulement du pays d’exercice de la plupart des chercheuses et chercheurs ici réunis. C’est l’occasion de mettre en relief la constitution de savoirs distants (Meike Knittel), à propos de terrains géographiquement éloignés, et de réfléchir aux vecteurs d’information, de collectes des savoirs et de leur appropriation. Le livre s’ouvre ainsi sur la constitution par le naturaliste zurichois Johann Scheuchzer (1672–1733) au début du XVIIIe siècle d’une bibliographie en langue latine regroupant tous les ouvrages d’histoire naturelle dont les titres étaient parvenus jusqu’à lui et qui portent aussi bien sur l’Europe que l’Afrique, l’Asie et les Amériques. Scheuchzer qui a déjà fait l’objet d’un ouvrage dirigé par Simona Boscani Leoni en 2010 est le premier naturaliste à avoir introduit l’outil questionnaire dans le monde germanophone. De manière imagée, il concrétise les circulations botaniques en indiquant dans la préface de sa »Bibliotheca scriptorum« que pour connaître les Indes il faut parfois aller en Suisse, et aux Indes pour comprendre la Suisse – ce que l’introduction intitulée »de la Suisse aux Indes« anticipait. De fait, »Connecting Territories« s’inscrit dans une dynamique actuelle particulièrement féconde en histoire des savoirs, celle de la rencontre, de l’étude des »artefacts de la rencontre« et de la constitution des lexiques qui l’expriment et la traduisent pour les lecteurs. On pense aussi bien aux travaux de Samir Boumedienne sur »La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du ›Nouveau Monde‹ (1492–1750)« qu’à l’ouvrage de Benjamin Breen, »The Age of Intoxication. Origins of the Global Drug Trade«1.
Après cette attention aux méthodes naturalistes, la deuxième partie fait le choix de s’intéresser aux stratégies, aussi bien celles des pouvoirs d’État que des institutions savantes, avec une attention particulière aux »lieux de savoir«. Tandis qu’Irina Podgorny poursuit son étude de la »bureaucratie des savoirs« en Amérique du Sud à l’âge des empires ibériques, et de la manière dont les enjeux politiques, savants et commerciaux s’entremêlent, Sarah Baumgartner change d’espace et d’échelle pour étudier les dispositifs mis en place par la Société de sciences naturelles (ou de physique) de Zurich afin de développer sa connaissance des territoires naturalistes à coup de questionnaires, de prix académiques et d’étude des registres paroissiaux. Martin Stuber montre quant à lui à partir des enquêtes lancées par la Société économique de Berne que se déploie une véritable anthropologie sociale avant la lettre, qui n’est pas l’apanage des terrains lointains – exotiques ou impériaux – mais concerne également les territoires proches – et apparemment familiers – dans une perspective d’économie politique des Lumières.
Plus réduite, la troisième partie propose trois études de cas qui sont trois manières d’identifier et de »définir l’espace« comme de ressentir et de s’approprier les paysages. Déserts et montagnes se distinguent à partir de la vision qu’en propose Alexander von Humboldt (Jon Mathieu). La connaissance de ces écosystèmes nourrit le débat autour de la déforestation et de la reforestation. Les Alpes suisses sont quant à elles identifiées à leur vertu curative et thérapeutique et leur paysage perçu de manière renouvelée (Barbara Orland). Enfin, Chetan Singh s’intéresse à la création d’un savoir »scientifique« réuni lors des expéditions dans l’Himalaya par la fameuse Société asiatique de sa naissance en 1784 aux années 1850. Ici encore, l’approche se veut systématique – à l’instar de la spécialité éponyme en botanique – et c’est bien ce qui caractérise la constitution des savoirs naturalistes entre fin des temps modernes et début des temps contemporains.
Dans chacune de ses parties, »Connecting Territories« met à juste titre l’accent sur les acteurs, individuels et collectifs de cette production des savoirs naturalistes, de leur diffusion et de leur appropriation, à la fois proche et distante des terrains d’observation. Si le titre initial de la rencontre, »Mapping the Territory«, rend plus justice au contenu du livre que le titre finalement retenu, »Connecting Territories«, ce dernier étant davantage dans l’air du temps, cet ouvrage se revendique de manière convaincante d’une histoire sociale des savoirs autant que d’une histoire des pratiques savantes. On appréciera enfin la qualité de l’édition et les deux précieux index des noms de lieux et de personnes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre-Yves Beaurepaire, Rezension von/compte rendu de: Simona Boscani Leoni, Sarah Baumgartner, Meike Knittel (ed.), Connecting Territories. Exploring People and Nature, 1700–1850, Leiden (Brill Academic Publishers) 2022, 280 p. (Emergence of Natural History, 5), ISBN 978-90-04-41246-0, EUR 119,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.91969