La Haute-Lusace, jusqu’à son rattachement à l’électorat de Saxe en 1635 (date qui marque le terme de cette étude), relevait de la couronne de Bohême. Une de ses spécificités consistait en la forte autonomie et l’organisation collective d’une ligue de six villes: Görlitz (la plus importante), Zittau et Bautzen, et enfin trois cités plus modestes: Lauban, Löbau et Kamenz. Cet archipel urbain est au centre du présent ouvrage (tiré d’une thèse soutenue à Oxford) qui ne s’interdit pourtant pas quelques excursus ruraux. Majoritairement luthériennes, les six villes parviennent à entretenir avec leur roi catholique (et Habsbourg depuis 1526) et le bailli qui le représente en Haute-Lusace des relations qui leur assurent le droit de pratiquer leur religion mais consolident également le maintien d’institutions catholiques (la cathédrale de Bautzen, en particulier, est un simultaneum, partagé entre catholiques et protestants).

Les villes de Haute-Lusace offrent donc un terrain propice à un travail inscrit dans une historiographie s’attachant à nuancer le »paradigme de la confessionnalisation« par des études de cas déployant toute la gamme des coexistences, des régimes de conflit ou de pacification et des formes intermédiaires qui, dans les interactions sociales et matérielles autant que doctrinales ou politiques, contredisent en partie l’idée de confessions d’emblée bien constituées et imposées ensuite par le haut. Ce champ d’investigation, où la recherche anglo-saxonne est très présente (on ne citera que Victoria Christman et David Luebke), consacre à la diversité des relations interconfessionnelles un éventail assez large d’outils conceptuels qualifiant les différents modes de coexistence et revenant sur l’idée de tolérance (tolerance ou toleration).

Martin Christ met quant à lui en avant la notion de syncrétisme. La nécessité pour les luthériens des villes de Haute-Lusace de conserver de bonnes relations avec leur roi et avec les institutions catholiques présentes encore en leur sein ou à leur voisinage; le souci d’une entente civique incitant à dépasser les divisions confessionnelles au sein des élites urbaines; la volonté enfin de définir aux yeux du pouvoir royal un luthéranisme »acceptable«, et donc sommé de se démarquer d’autres tendances protestantes (en particulier le calvinisme en fin de période) tout en adoucissant parfois ses aspects les plus polémiques aux yeux des catholiques (les voyages royaux en Lusace, évoqués en introduction, dans le chapitre 8 et en conclusion mettent bien en scène ce jeu de l’acceptable) – tout cela forge selon l’auteur une version du luthéranisme (mais aussi du catholicisme) non pas en rupture avec l’orthodoxie, mais accueillant aux marges des adiaphora de nombreux éléments matériels et cultuels compatibles avec l’autre confession. La façon dont le calendrier grégorien, rejeté par de nombreux territoires protestants dans l’Empire, est activement promu par l’astronome luthérien et futur maire de Görlitz Bartholomäus Scultetus et adopté sans difficulté, est emblématique de ces perméabilités.

Pour sa démonstration, l’auteur choisit un plan original qui n’est pas sans rappeler celui suivi, lieu après lieu, par Daniela Blum dans son travail sur Spire (»Multikonfessionalität im Alltag«, 2015). Ici, comme l’indique le titre, c’est de personnage en personnage que le lecteur est invité à progresser au long de huit chapitres. Tous, soit des dirigeants urbains (maires, le plus fréquemment), soit des membres des clergés, sont souvent déjà assez bien étudiés, comme l’administrateur apostolique Johann Leisentritt – et tous sont des hommes. Un tel choix confère à l’un des objectifs de l’auteur (revisiter le récit d’une confessionnalisation »par le haut«) une dimension plus politique que sociale; en revanche, il offre l’avantage, en se centrant sur des personnages bien documentés ayant rédigé eux-mêmes de nombreux écrits, d'autoriser une analyse serrée sur les négociations et les conflits, sur la mise en récit de l’histoire des villes, ainsi que sur les textes pastoraux ou doctrinaux qui permettent une approche fine des définitions confessionnelles (même si l’analyse de certains de ces textes n’emporte pas toujours une entière conviction).

Un tel plan produit une approche kaléidoscopique qui passe d’une ville à l’autre et fait se chevaucher les chronologies. L’agrément de lecture est réel, mais aussi productif: en effet, suivre un personnage permet de bien saisir toute la gamme des ambiguïtés qui se déploient aussi au niveau individuel. Toutefois, le traitement un peu trop autonome de chaque chapitre (certains ont déjà été publiés sous forme d’articles) gêne parfois la vue d’ensemble. Ainsi, l’aspect central – et présenté comme tel – que constitue la structure spécifique des pouvoirs en Haute-Lusace n’est parfois précisé qu’un peu tard: il faut par exemple attendre la p. 75 pour connaître le poids respectif des six villes dans la ligue, ou la p. 118 pour que soit éclaircie la question pourtant centrale de l’exercice public à Bautzen.

Il n’en reste pas moins que le livre est riche de situations et d’exemples qui rendent sensible non seulement à la spécificité de la Haute-Lusace, mais plus généralement au rôle joué par des situations régionales diverses dans l’élaboration d’inflexions au sein d’un luthéranisme pourtant soucieux de son orthodoxie, donc de sa légalité face au souverain Habsbourg. L’enjeu que représente la mise en place d’une prédication vernaculaire en direction de la minorité sorabe en est un exemple, comme l’est (p. 180) l’intervention de Maximilien II pour obliger le clergé luthérien à rendre tous les honneurs funèbres aux patriciens de Görlitz, fussent-ils suspects de schwenckfeldianisme! La variété des cas et des nuances abordés déborde donc l’étude régionale, à la marge du Saint-Empire, pour nourrir des réflexions plus générales sur la plasticité des confessions.

Faut-il, en définitive, adopter la notion de »syncrétisme« qu’utilise l’auteur pour qualifier la Réforme (mais aussi en partie le catholicisme) dans les villes de Haute-Lusace? Son travail concerne la période antérieure à 1648 (comme la très grande majorité de la littérature sur le sujet) et une région où les clarifications suivant la paix d’Augsbourg de 1555 ne sont pas de mise, ce qui limite la portée générale du concept – la rapidité avec laquelle les oppositions se durcissent en 1619 (p. 217) suggère que la propension au syncrétisme pourrait être aussi une question de chronologie. En outre, même si Martin Christ le distingue soigneusement de »l’hybridité«, le syncrétisme continue à supposer des échanges, emprunts et fusions entre des ensembles déjà constitués, alors que ce sont ces échanges mêmes qui contribuent à les constituer; on peut donc continuer à préférer de parler des mécanismes spéculaires de la distinction confessionnelle dont les p. 199–201, entre autres, fournissent un très bel exemple. Toutefois, d’autres éléments de l’ouvrage rendent très convaincant l’usage du terme syncrétisme qui ouvre par ailleurs un champ intéressant de comparaison à travers les lieux et les âges (l’auteur emprunte timidement cette voie, surtout en direction d’autres villes de l’Empire). La proposition conceptuelle de Martin Christ n’épuise pas le débat très vivant sur les manières de penser l’invention de la pluralité confessionnelle dans l’Europe moderne et singulièrement dans l’Empire, mais elle y prend assurément une place légitime.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Duhamelle, Rezension von/compte rendu de: Martin Christ, Biographies of a Reformation. Religious Change and Confessional Coexistence in Upper Lusatia, 1520–1635, Oxford (Oxford University Press) 2021, XIV–261 p. (Studies in German History), ISBN 978-0-19-886815-6, GBP 75,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.91977