Avec ce fort volume, richement illustré et à l’appareil critique de grande qualité, issu de sa thèse de doctorat, Mirjam Hähnle rouvre le dossier de l’expédition danoise en Arabie (1761–1767). Le choix est assez risqué car l’expédition danoise vers l’Arabia Felix de l’Antiquité, le Yémen et sa capitale Sanaa, est bien connue et a donné lieu à de nombreux travaux de référence. Son destin dramatique, Carsten Niebuhr (1733–1815) en est le seul survivant, y est bien sûr pour beaucoup. Niebuhr lui-même a beaucoup publié, à commencer par sa célèbre »Beschreibung von Arabien. Aus eigenen Beobachtungen und im Lande selbst gesammelten Nachrichten abgefasst« (1772) dont le titre même insiste sur l’expérience vécue qui est au centre de l’attention de Mirjam Hähnle. Pour renouveler l’approche, l’auteure a exploité intensivement les archives déposées à Göttingen, à Copenhague mais aussi à Kiel où sont conservés des notes et travaux préparatoires, des journaux de voyage, ainsi que des correspondances.

Voulue et financée par Frédéric V (1723–1766) et la cour du Danemark, préparée par Johann David Michaelis, pilier de l’université de Göttingen, qui avec l’Académie, la Bibliothèque et les »Göttingische Gelehrte Anzeigen« s’affirme alors tout à la fois comme un »lieu de savoir« (Christian Jacob), un »centre de calcul« (Bruno Latour) et un pôle central dans l’Europe savante, l’expédition de Niebuhr a marqué son époque, la culture des voyages, et la tradition de l’orientalisme. En associant recherches antiquaires et enquête naturaliste, cette expédition est à la fois un voyage dans le temps et dans l’espace, hors d’un horizon familier. Le voyage d’exploration est à la fois un décentrement, une translocation et une expérience physique vécue par les protagonistes dans leur corps, jusqu’à la disparition de tous les membres de l’expédition sauf Niebuhr.

Des travaux récents ont été consacrés à l’expérience du temps par les voyageurs ordinaires ce qui permet de sortir de la singularité d’une expédition et d’un voyage »extraordinaire« pour prendre en compte les changements de rapport au temps et de perception du temps au cours du XVIIIe siècle. Dans le champ francophone, on renverra notamment aux thèses stimulantes et très documentées de Grégoire Besson, »Le temps du voyage: rythmes et perceptions du temps dans les pratiques du voyage en Europe entre Lumières et romantisme (1750–1850)« (université de Grenoble, 2019), et de Catherine Herr-Laporte, »Être à l’heure: une histoire de la coordination temporelle dans les transports terrestres au cours du long XVIIIe siècle« (université de Neuchâtel, 2022). Ces travaux pourront compléter et actualiser le cadre théorique bâti par l’auteure au début de son livre où elle présente et discute les classiques d’Edward Saïd sur la naissance de l’orientalisme, de Reinhart Koselleck sur les couches temporelles qui orientent la perception du temps, ou encore les approches de Hans Erich Bödeker et de Michel de Certeau, auxquelles elle a consacré en 2017 une étude spécifique: »Knowledge about the ›Orient‹ between Voice and Scripture Michel de Certeau and the Royal Danish Expedition to Arabia Felix (1761–1767)« parue dans »InterDisciplines«.

Dans son livre, Mirjam Hähnle fait la navette, selon sa propre expression, entre l’histoire des pratiques et celle des représentations. Pour ce faire, elle s’intéresse tout particulièrement aux antiquités païennes collectées et étudiées par l’expédition d’une part, et aux reliques des temps bibliques d’autre part. Ici encore, l’expédition en Arabie n’est pas unique. Deux décennies plus tard, le roi de Danemark envoie ainsi le théologien, minéralogiste et antiquaire Friedrich Münter (1761–1830) en Méditerranée et notamment sur le littoral dalmate acquérir des manuscrits anciens et compléter ses collections d’antiques. Dans le cas de Niebuhr et de ses compagnons, le voyage en Arabie se traduit aussi par la rencontre des populations nomades et l’épreuve des traversées désertiques. Temps immobile ou temps cyclique, les perceptions fluctuent. Les témoins européens ont l’impression de revivre les temps bibliques, et s’interrogent sur la distance spatio-temporelle qui sépare l’Europe du siècle des Lumières d’un Levant prétendument immémorial. On est ici au cœur des ambiguïtés de l’orientalisme savant naissant.

L’étude des populations rencontrées participe aussi de la naissance de l’anthropologie et le volet naturaliste de l’expédition est également pris en compte par l’auteure. À l’instar des expéditions dans le Pacifique qui débutent à la même période, le projet savant qui les sous-tend est global et articule science de l’homme et »histoire naturelle«. La collecte des objets comme des spécimens est essentielle. Elle enrichit les collections mais fournit, au même titre que les relevés cartographiques et architecturaux, la preuve que le voyage a bien eu lieu. Au-delà de la dimension scientifique du voyage, elle en concrétise l’un des défis principaux, la conscience de la perte.

Je pense que l’ouvrage aurait gagné à développer davantage les comparaisons avec d’autres expériences temporelles vécues par les voyageurs savants du XVIIIe siècle, notamment par André Michaux (1746–1802), plutôt que le parallèle avec les voyages dans le Pacifique et notamment la Nouvelle-Cythère. De 1783 à 1785, soit une génération après celui de Niebuhr et de ses infortunés compagnons, le voyage naturaliste de Michaux au Levant (1782–1785) entrepris sous le patronage du Jardin du Roi méritait d’être mis en regard de celui de Niebuhr qu’il a lu. Non seulement l’itinéraire de Michaux qui accompagne le futur consul de France à Bassorah, Jean-Baptiste Rousseau croise celui du voyage de retour de Niebuhr – après avoir échoué à Bombay (Mumbay) Niebuhr rentre en effet par Shiraz, Bassorah, Bagdad, Mossoul et Alep. Non seulement Michaux est comme Niebuhr un fils de fermier dont l’ascension passe par la reconnaissance de qualités scientifiques précieuses et la recherche permanente de patronages puissants avant, pendant et après le voyage d’exploration, mais parce qu’au cours de cette expédition, Michaux découvre en 1784 près de Bagdad, une pierre calcaire noire, haute de quarante-cinq centimètres et large de vingt centimètres, recouverte d’écritures cunéiformes, qu’il décide de rapporter avec lui en Europe. Connue sous le nom de »caillou Michaux«, elle est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale de France dans le département des antiques et des médailles. Il s’agit du premier témoignage en écritures cunéiformes – dites à tête de clou – rapporté en Europe occidentale et confié à une institution savante. Il ne s’agit pourtant pas d’un code de loi mésopotamien ou d’une épopée, comme pour le code d’Hammourabi ou pour l’épopée de Gilgamesh, mais d’un objet-texte du quotidien, à valeur juridique, une donation garantie par protection divine datant d’entre 1100 et 1083 avant Jésus-Christ1. Impossible à traduire en 1785, les inscriptions sont pourtant recopiées, imprimées, et suscitent des propositions d’interprétation fantaisistes. Comme pour la mer Rouge et l’Arabie heureuse, le voyage dans le croissant fertile mésopotamien est aussi un voyage dans le temps: aux origines de l’écriture, de l’astronomie – Michaux procède à de nombreuses mesures –, de l’architecture, et une »invention« de l’Orient ancien. À la différence de la pierre de Rosette, l’inscription du caillou Michaux ne comporte en effet pas de version grecque ou en démotique qui aurait permis de faciliter le travail des savants. Le silence des écritures cunéiformes défie donc l’intelligence des savants des Lumières. Il dure encore plusieurs décennies, jusqu’à ce que les premiers spécialistes des langues akkadiennes réussissent à le rompre. Sans en comprendre la signification, le naturaliste Michaux a néanmoins compris que cette relique des temps anciens était précieuse, et il a fait l’effort de la rapporter en Europe malgré les contraintes de déplacement.

En rapprochant ces expériences du voyage d’exploration, il y a toute une réflexion à approfondir sur la perte des données, sujet d’inquiétude pour tous les savants naturalistes, et sur son articulation avec la conscience du temps et de la perte chez les antiquaires, que renforce encore la dispersion des spécimens et des artefacts collectés au cours du voyage, auprès des institutions et des patrons scientifiques. Ce que j’ai appelé la »diaspora des objets« est directement liée à l’expérience de l’espace et du temps vécue par les savants des Lumières. Le lien entre le temps qui s’échappe et l’espace qui sépare, efface la mémoire et rend les prélèvements savants orphelins de leur environnement de production et est d’autant plus fort que ces voyageurs explorateurs comme les consuls européens, auxquels ils s’adressent dans les échelles du Levant, sont souvent à la fois des antiquaires aux origines de l’archéologie scientifique et des passionnés d’»histoire naturelle«. C’est dans cette perspective qu’il faut lire Niebuhr et comprendre comment son expédition vers l’Arabie heureuse antique et le Yémen de son temps a autant marqué ses continuateurs.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Pierre-Yves Beaurepaire, Rezension von/compte rendu de: Mirjam Hähnle, Wann war Arabien? Historische Zeiterfahrungen im Kontext einer Forschungsreise (1761–1767), Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2021, 462 S. (Peripherien), ISBN 978-3-412-52400-5, EUR 75,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92001