Conformément à l’usage doctoral allemand, Sarah Salomon a publié en 2021 sa thèse soutenue en 2018 à la Technische Universität de Berlin (»Adaption, Konkurrenz, Opposition: Kunstausstellungen und Künstlerkarrieren in Paris jenseits der Académie royale de peinture et de sculpture 1751–1791«) chez Wallstein Verlag, sous le titre: »Die Kunst der Außenseiter. Ausstellungen und Künstlerkarrieren im absolutistischen Paris jenseits der Akademie«. L’ouvrage présente les qualités d’une synthèse fondée sur une connaissance précise de la bibliographie et des sources relatives à l’histoire de l’art français des Lumières. C’est une chance, puisque les travaux de cette ambition sont rares depuis quarante ans – cette rareté donnant parfois l’impression que les ouvrages de Philip Conisbee (»Painting in Eighteenth-Century France«, 1981) et de Thomas Crow (»Painters and Public Life in Eighteenth-Century Paris«, 1985) constituaient des synthèses définitives sur la question du triomphe public et politique de la peinture à l’ère de l’esthétique universelle. La contribution de S. Salomon montre qu’à cet égard des mises à jour régulières, intégrant à l’état de la question nourri de nombreux articles et ouvrages publiés annuellement, sont nécessaires. Initialement, l’approche portait d’ailleurs sur la seconde moitié du XVIIIe siècle, soit un champ spécifique de la recherche en histoire de l’art qui bénéficie des efforts de très nombreux chercheurs depuis les années 20001. Etendre le champ chronologique de cette publication au XVIIe siècle est étonnant et un peu artificiel – l’intégration d’un chapitre traitant de la seconde moitié du XVIIe siècle (chap. 2) déséquilibre à notre avis l’étude; cette extension suppose en effet que les questions traitées peuvent l’être d’un même point de vue méthodologique, que l’on se place vers 1667 ou vers 1777. Si l’on suit l’auteure dans cette résolution d’embrasser une très vaste chronologie (pour laquelle Christian Michel a proposé il y a dix ans une étude de référence: »L’Académie royale de peinture et de sculpture. La naissance de l’école française«, 2012), c’est parce que son attention se concentre sur les carrières et les expositions d’artistes travaillant hors de l’Académie royale de peinture et sculpture. Ce sujet est très proche de celui auquel Maël Tauziède-Espariat consacre ses recherches depuis 2012 (»Être artiste en dehors de l’Académie royale de peinture et de sculpture: peinture et reconnaissance publique dans le Paris des Lumières 1751–1791«, thèse soutenue en 2021) – les deux thèses présentant en fait des sujets et des chronologies identiques. En élargissant finalement le point de vue de l’étude publiée à une période trois fois plus longue et en inscrivant la question de la création non libérale dans la riche contextualisation de la fin de l’Ancien Régime, Sarah Salomon met en perspective certaines questions socio-économiques essentielles conditionnant le statut des artistes; elle interroge notamment les transformations de l’exposition artistique de la seconde moitié du XVIIIe siècle du point de vue des intentions initiales du projet académique français, ce qui se révèle souvent instructif.

Le premier chapitre se propose d’identifier les structures sociologiques du phénomène constitué par les expositions d’art non académique à Paris (manifestations et protagonistes, p. 29–56). Il rappelle que les expositions organisées par l’Académie royale de peinture et sculpture dans le Salon carré du Louvre furent précédées puis concurrencées par d’autres manifestations du même genre (expositions de la place Dauphine), qui étaient associées à la vie religieuse et aux processions. Cet aspect est passionnant et mérite à lui seul un approfondissement pour l’époque moderne. Qu’un modèle de ce type ait inspiré les expositions académiques peut être envisagé. Mais bien que celles-ci soient prestigieuses, on peut douter qu’elles aient consolidé le statut social des académiciens. Elles sont d’ailleurs très tardives (1699 pour la première, avec régularité annuelle à partir de 1725) en regard de la fondation de l’Académie (1648) et de la publication de ses conférences (1667). D’ailleurs, la tension entre les velléités de reconnaissance d’artistes indépendants issus d’un système de formation antérieur à l’Académie et le nouveau modèle théorique illustré par les conférences de l’institution est sans doute déterminante dans la discrimination d’artistes issus des guildes et de leurs solidarités – plus encore que les bouleversements sociaux, économiques et politiques que connait la capitale au cours de la seconde modernité. Ce premier chapitre, qui voudrait identifier les acteurs, les moyens et les enjeux selon un modèle méthodologique issu du classique »Les Mondes de l’art« de Howard Becker convainc peu – il aurait pu constituer une conclusion documentée par le bénéfice de toute l’étude, alors qu’il laisse ici une impression de jeu de postulats ou de généralités.

Le deuxième chapitre (p. 57–118) est dédié à l’Académie de Saint-Luc (1649–1776) repositionnée entre la guilde issue de l’artisanat et l’association d’artistes indépendants aspirant à une forme d’émancipation. Depuis la publication des »Livrets des expositions de l’Académie de Saint-Luc« par Jules Guiffrey en 1872 suivie de son »Histoire de l’Académie de Saint-Luc« (1915), la problématique d’une concurrence supposée sévère entre celle-ci et l’Académie royale de peinture et de sculpture est fréquemment mentionnée dans les études sur l’art français de la fin de l’Ancien Régime. S. Salomon rappelle leurs désaccords intimes et fait état des efforts constants de la guilde pour briser le monopole de la compagnie protégée par le roi. La logique de concurrence des expositions respectives des deux structures l’intéresse particulièrement, au point d’envisager que les Salons académiques du Louvre ne deviennent annuels (puis bisannuels à partir de 1751) qu’en raison de l’intérêt du public pour les expositions de la place Dauphine. Cette concurrence pourrait contribuer à expliquer la »critique publique massive« initiée par La Font de Saint-Yenne en 1746, ainsi que les conflits internes au sein des deux organisations, dont auraient surtout profité les artistes pro-académiques de la guilde. La fermeture de l’Académie de Saint-Luc en 1776 serait aussi à l’origine de nouvelles formes de stratégies artistiques et d’une quête de nouvelles opportunités de reconnaissance pour les artistes ne disposant pas du statut académique, et aurait été ainsi favorisée des dispositifs d’exposition alternatifs. Dans ce débat qui invoque souvent le monopole de l’Académie royale, il pourrait être intéressant de rappeler qu’en pratique ce monopole concernait surtout la pose du modèle vivant, gage de qualité pour les plus avertis des amateurs; mais d’un point de vue quantitatif, l’achat de peinture, relayé depuis le XVIIe siècle par de nombreuses opportunités d’exposition publique pour les peintres non-académiciens, fut-il vraiment entravé par le fait de ne pas disposer officiellement de ce privilège? S. Salomon envisage que la suppression de l’Académie de Saint-Luc eut en fait, principalement, des »effets secondaires indésirables« pour l’institution académique et la direction des bâtiments du roi du comte d’Angiviller, en promouvant tous azimuts des œuvres dont la visibilité était précédemment contenue dans une structure contrôlable. On suivra moins volontiers l’auteur dans son hypothèse d’une tentative délibérée de la direction royale d’empêcher à tout prix l’effondrement du cadre de légitimité académique miné par l’autonomie croissante des artistes et du marché – l’institution académique continue avec verdeur son histoire au-delà de la Révolution. Associer l’essor du marché de l’art aux transformations de la fin du XVIIIe siècle et la commercialisation à l’internationalisation des arts est un point de vue qui ne tient pas compte de l’extraordinaire dynamisme des ventes publiques entre 1750 et 1800, procédant lui-même de conditions socio-économiques et artistiques établies dès le règne de Louis XIV.

Le chapitre 3 est consacré aux projets d’exposition du Colisée définis comme des offensives contre les privilèges statutaires de l’Académie royale de peinture et de sculpture (p. 119–182). La présentation repose sur des images et métaphores géologiques un peu lassantes (»bouleversements tectoniques«) ainsi que sur une perception à charge de l’administration d’Angiviller, »étatique«, »détestée«. Le projet des exploitants du Colisée et des organisateurs des expositions (Peters et Marcenay de Ghuy soutenus par les mémoires de l’avocat M. Oudet) de mettre à la disposition des artistes un espace d’exposition libre fondé sur les principes du marché paraît plus enthousiaste que vraisemblable; cette lecture ne néglige-t-elle pas l’adoption alors fréquente dans la capitale des dispositifs commerciaux anglais et néerlandais? Que la »liberté de l’art« soit invoquée, comme de très nombreux autres lieux communs dont usent alors les polygraphes en mal d’inspiration, ne fait pas de doute. Mais doit-on pour autant envisager sérieusement que toute vente d’objets façonnés – comme pouvaient le pratiquer les marchands-merciers de la capitale qui n’avaient besoin d’aucun sauf-conduit de l’Académie royale pour vendre des tableaux – se soit alors inscrite dans un jeu de stratégies et de légitimations politiques entre les artistes non-académiciens et leurs rivaux institutionnels? Le Colisée incarnait-il »la liberté de choix de l’artiste et du public face à l’art« ou bien l’espoir de profiter de la manne que représentait la vente de tableaux assimilables à ceux dont les Salons du Louvre conditionnaient la réputation internationale? Attribuer au marché de l’art une »franchise sans vergogne« ou une »tentative d’accès indépendant [...] à une sphère monopolisée institutionnellement et discursivement par la volonté académique« est envisageable, mais tout à fait sujet à caution.

Les expositions du »Salon de la Correspondance« (1779–1787) sont étudiées de ce point de vue dans le chapitre 4, qui les associe à une conception expérimentale du métier d’artiste. Avec Louis-Sébastien Mercier, différents amateurs, collectionneurs et artistes perçurent le »Salon de la Correspondance« voulu par Pahin de la Blancherie comme un lieu novateur et fertile. S. Salomon renseigne son institutionnalisation et la complémentarité qu’il apportait aux Salons du Louvre, ainsi que l’appui de l’Académie royale des sciences dont il bénéficia. L’hostilité de l'administration d'Angiviller à l’égard de cette initiative semble toutefois un peu exagérée quand elle est replacée dans une détermination politique d’anéantir toute forme de concurrence à l’académie, en raison d’une difficulté à soutenir et justifier le statut libéral des arts académiques. À l’exception de quelques théoriciens revendiqués comme Michel-François Dandré-Bardon, les académiciens de la génération de 1700 (celle de François Boucher et de Carle Vanloo) ne paraissent guère préoccupés par leur légitimité ; ils écrivent très peu voire pas du tout – il faudra que leurs derniers élèves soient privés de commandes par la Révolution pour qu’ils se reconvertissent en historiographes ou en conservateurs de musée. L’étonnant rayonnement international de ces académiciens, attesté par de célèbres concurrences d’acquisition de leurs fonds d’atelier, semble indiquer plutôt l’inverse. Quant au hiatus ici proposé entre une direction de bâtiments évaporée dans la sublimation de l’art national et une sodalité d’artistes indépendants portés par la joie de l’expérimentation et le développement de nouveaux concepts et de techniques innovantes, il nous paraît anachronique et plutôt injuste à l’égard des efforts développés de toutes parts. Si les Salons du Louvre, organisés par un protocole qui dépasse complètement les enjeux artistiques, ne furent pas marqués par des »concepts d’expositions innovants«, il reste à démontrer que le supposé »rôle pionnier« du »Salon de la Correspondance« se distingue d’une entreprise d’imagination commerciale et comment il se conçoit comme une entité théorique susceptible d’être identifiée comme un effort déterminé d’autonomisation esthétique. Dès lors que cet espace d’exposition et de vente dépend d’une »sphère d’échanges internationaux et de commerce entre entrepreneurs«, on peut légitimement douter de son engagement au service d’une nouvelle conception libérale des beaux-arts.

Le chapitre 5 inscrit les »Expositions de la Jeunesse« (vers 1759–1791) dans ce débat complexe, soutenu avec pugnacité par S. Salomon (p. 281–343). Mais celles-ci, qu’accueille Jean Baptiste Pierre Lebrun dans sa nouvelle galerie en 1789, pour être totalement libres d’accès (le contraire serait surprenant venant d’un marchand particulièrement soucieux de réaliser un bénéfice sur ses achats très nombreux en ventes publiques), restent des expositions-ventes, auxquelles il paraît curieux de vouloir prêter une intention militante. S. Salomon le souligne: elles n’ont »ni animateur ni programme«, écrit, transcrit ou théorique. De fait, il est difficile de souscrire au point de vue de l’auteure, qui exhorte son lecteur: »Peu importe de quel point de vue on interprète leur aspect pratique ou leur caractère spontané, presque chaotique, façonné par les besoins existentiels et la compétitivité des exposants, ou que l’on privilégie leur potentiel utopique; les expositions de jeunes artistes sur la place Dauphine ont été un véritable laboratoire du modernisme, en constante évolution et bousculant les hiérarchies de genre existantes ...]«. Le potentiel utopique invoqué nous paraît quelque peu supputé; et l’intention qui leur est prêtée de désirer faire pièce aux expositions de l’administration royale des arts, bien que probable, semble ne pas reposer sur une intention théorique définie. Le projet commercial de ces expositions indépendantes, amplement portées par la libéralisation des échanges économiques d’inspiration anglomane qui motive la suppression des métiers en 1776, paraît en revanche plus probable. Nous aimerions sincèrement croire, avec l’auteure, en ce »caractère proto-démocratique, qui a déplacé les normes sociales et parfois aussi esthétiques, [susceptible d’] être considéré comme la forme la plus radicale de revendication publique avant la Révolution française«. Mais en plus d’évoquer des tournures téléologiques avec lesquelles l’histoire de l’art aimerait rompre, cet argument semble accorder au marché de l’art une ambition dont il semble s’être toujours défié.

Cette remarquable étude sur un siècle et demi d’un aspect essentiel de l’histoire de l’art, celle des artistes ne disposant pas d’un statut académique, reste profondément stimulante. Les contextualisations que propose S. Salomon permettent aussi de disposer de synthèses mises à jour, d’un point de vue bibliographique, sur l’art parisien des Lumières. Ce livre a, de fait, le mérite insigne d’envisager des formes de politisation de l’action artistique trop souvent exclue d’un choix de problématiques stylistiques fades à force d’usage. Sa traduction anglaise et française relancerait incontestablement une réflexion sur l’art des Lumières quelque peu confite dans l’inventaire des collections et la contemplation consensuelle des chefs-d’œuvre.

1 Voir notamment: Christian Michel, Carl Magnusson (dir.), Penser l’art dans la seconde moitié du XVIIIe siècle: théorie, critique, philosophie, histoire, Paris, 2013. Voir notre compte-rendu: histara.sorbonne.fr/cr.php?cr=1973

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Henry, Rezension von/compte rendu de: Sarah Salomon, Die Kunst der Außenseiter. Ausstellungen und Künstlerkarrieren im absolutistischen Paris jenseits der Akademie, Göttingen (Wallstein) 2021, 408 S., 35 s/w Abb., ISBN 978-3-8353-3907-1, EUR 41,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92007