L’historien Marc Bélissa, spécialiste des relations internationales dans l’aire atlantique, se demandait en 2005 si l’histoire diplomatique du XVIIIe siècle connaissait un renouveau historiographique. Les pratiques diplomatiques, thématique selon lui »désertée« par les chercheurs français depuis cinquante ans, restaient une activité séparée du politique. Dix-sept ans plus tard, force est de constater que malgré le »tournant culturel« qui a apporté un renouveau à la discipline, le sujet reste dominé par la politologie. Bélissa appelait alors les historiens à se détacher de l’histoire évènementielle, pour se concentrer sur »la pratique quotidienne des intermédiaires subalternes«1. C’est sur cet élan que s’inscrit l’ouvrage de Gérald Sim »Louis Tousard, un artilleur entre deux mondes«.

Dans sa monographie l’auteur aspire à rapprocher différents courants historiographiques en reprenant les codes d’écriture et d’archivistique de la microstoria d’un Carlo Ginzburg ou la microhistoire d’un Alain Corbin, et ceux de l’histoire globale et connectée à la Kenneth Pomeranz. Le genre de la biographie dans le champ des relations internationales reste peu établi et donne à ce livre une certaine originalité. Durant douze chapitres, Sim retrace l’histoire surprenante d’un acteur oublié par l’histoire, resté cependant au premier rang des relations franco-américaines de la fin du XVIIIe siècle: Louis Tousard.

C’est grâce à un travail archivistique précis et d’une grande richesse que l’auteur réussit au fil des nombreux déplacements du protagoniste en France, dans la Caraïbe et en Amérique du Nord, à écrire une histoire de la circulation des savoirs militaires et des relations franco-américaines. Le corpus de sources publiques et privées, se trouvant aussi bien en France qu’aux États-Unis, comprend des sources inexploitées telles que les documents, lettres et autres affaires privées de Tousard, ainsi que des documents plus connus, dont l’importance historique n’est plus à démontrer, tels que les correspondances de George Washington pour ne citer que lui.

Ce n’est pas tant le premier chapitre, qui retrace les origines nobles de Louis Tousard, mais bien plus le deuxième chapitre sur son »intégration dans un corps d’artillerie«, qui pose les bases de l’ouvrage. Les connaissances militaires de Louis Tousard l’accompagneront tout au long de sa vie et feront de lui un acteur de la circulation des savoirs militaires français en Amérique.

Les chapitres trois et quatre témoignent d’une part de sa première traversée de l’Atlantique et de son arrivée dans les treize colonies révoltées ainsi que de son engagement aux côtés des »insurgés« et son insertion au sein des réseaux américains qui lui vaudront les honneurs de Lafayette (p. 71). D’autre part, on observe la mise en place d’un entre-deux-mondes aussi bien pour Louis Tousard que pour la formation de la diplomatie française. Un changement de cap nécessité par la perte de son bras droit durant la bataille sur l’île d’Aquidnech, ainsi que le changement de conjoncture de l’armée américaine, l’emmènent à chercher une nouvelle destinée en tant que propriétaire d’esclaves sur l’île de Saint-Domingue.

Les chapitres cinq et six relatent le rêve brisé d’une vie meilleure, dû à la révolution haïtienne qui éclata en fin d’année 1791. Son mariage avec Marie Joubert, en 1788, co-propriétaire d’une caféterie avec sa belle-sœur Marguerite de Nucé, permet à Louis Tousard d’accéder au statut de planteur tout en continuant ses activités militaires dans la ville du Cap, alors capitale de la partie française de l’île d’Hispaniola. Il est à noter que l’auteur évoque un début de processus de créolisation afin de montrer »l’enracinement dans la société coloniale« (p. 96), cependant c’est là un raccourci malheureux. La créolisation est, de fait, un mélange entre les cultures. L’achat d’une plantation et la volonté de s’installer à Saint-Domingue, sans jamais quitter son cercle social français et sa loyauté sans faille face à la monarchie, ne permettent pas d’illustrer ce processus chez Tousard.

La Révolution française et les évènements de Saint-Domingue obligèrent les Tousard, comme des dizaines de milliers d’autres familles, à émigrer vers les États-Unis et toute la Caraïbe. À l’instar de nombreux français, ils s’installèrent à Philadelphie, alors capitale américaine, mais c’est finalement le Maryland, état esclavagiste, qu’ils favoriseront pour un emménagement définitif. L’abolition de l’esclavage en 1794, puis l’autoproclamation d’indépendance en 1804 par Jean-Jacques Dessalines, rend impossible un retour vers ce qui a été près d’un siècle et demi la »Perle des Antilles«. L’auteur se focalise dans le chapitre sept sur les incertitudes de Louis Tousard entre un retour à Saint-Domingue et une installation en Amérique en oubliant de contextualiser les retentissements d’un mouvement migratoire massif dans tout le bassin caribéen et au-delà. Les réseaux de soutien entre planteurs et leurs liens avec la France ne sont aucunement évoqués, ce qui représente un réel manque pour l’ouvrage.

Le chapitre huit relate les balbutiements d’une réorganisation de l’armée américaine en contexte de tensions internationales et de la difficile ascension de Tousard dans le corps militaire. D’après l’auteur, c’est la persévérance sans faille de Tousard qui lui permettra de devenir »l’un des pères spirituels de l’académie militaire de West Point« (p. 142). Le neuvième chapitre qui évoque l’impossible progression de Tousard au sein de l’armée américaine du fait de sa nationalité française, indique cependant, les différents projets du protagoniste, comme l’établissement de la poudrerie Du Pont. Face à cette progression pénible, Tousard est partagé entre l’envie de rentrer en France et celle de poursuivre sa carrière militaire américaine. De nouvelles conjonctures, soit l’apaisement des relations franco-américaines, lui permettront une réorientation vers des fonctions consulaires. Dans ces chapitres, Gérald Sim décrit un personnage aux mille ressources, en première ligne des changements politiques qui s’opèrent dans la France de Napoléon et dans l’Amérique de Jefferson.

Après avoir exposé la circulation des savoirs, par l’implication de Tousard au sein de West Point, l’auteur décrit la présence consulaire française aux États-Unis dans les chapitres dix et onze. C’est dans un contexte de méfiance face à la présence française, et grâce à un jeu de contacts, que Louis Tousard parviendra à s’installer de nouveau en Amérique en tant que chancelier du consulat de France et à la tête de la gestion des affaires de Lafayette en Louisiane, poste qu’il n’effectuera finalement pas. Les difficultés de répartition des tâches entre le consul et son chancelier sont la preuve de la mise en place d’une nouvelle administration »moderne« (p. 168). Les relations européennes contrôlées par Napoléon se dégradant, des allers et retours entre la Louisiane et le Maryland obligent Tousard à se diversifier, ainsi il s’essaie à l’écriture avec la parution de son livre »Compagnon d’artillerie«, puis se voit assigner à la protection de la belle-sœur de Napoléon, avant de devenir consul de France intérimaire à la Nouvelle-Orléans. Chaque changement chez Tousard est représentatif d’une situation politique faisant de lui un témoin de première ligne. Gérald Sim affirme qu’un desserrement des liens avec la France est observable, d’une part dû au délitement de son cercle familial français, notamment par la mort d’un de ses frères, et d’autre part, le mariage de ses filles en Amérique et son remariage permet son ancrage définitif aux États-Unis. »Bientôt votre père n’aura plus de pays« (p. 189), écrit-il à ses filles à la nouvelle de la chute de Napoléon. Le retour à la monarchie et l’épuration dans l’administration du personnel relié à l’Empereur, qui aura lieu au retour des Bourbons, l’oblige à quitter ses fonctions. Il finira ses jours à Paris lors de son huitième et dernier voyage transatlantique relate le douzième et dernier chapitre.

L’ouvrage de Gérald Sim est un pari réussi d’histoire globale-locale, agréable à lire, il plaira à tout public soucieux d’emmagasiner du savoir sur les débuts des relations franco-américaines au XVIIIe siècle. La focalisation sur les réseaux militaires et diplomatiques crée l’impasse sur d’autres cercles de socialisation qui ont très certainement eu un rôle important dans la vie de Louis Tousard, comme ses rapports avec des planteurs à Saint-Domingue, qui se réfugieront quelques années plus tard aux États-Unis. On pourrait reprocher à l’auteur de ne tirer que très peu de conclusions du rôle qu’un tel agent a joué dans les relations franco-américaines. De plus il aurait été intéressant de connaître ses sentiments durant les revirements politiques; fidèle à la monarchie, il n’hésitera cependant pas à prêter allégeance à l’Empereur. Est-ce son rôle en tant qu’agent du gouvernement qui l’y oblige ou bien n’est-il finalement qu’opportuniste? Le lecteur est emmené dans les méandres de la vie de Tousard de manière presque romanesque, ce qui n’excuse cependant pas certaines omissions de références. Néanmoins, force est de constater que l’ouvrage »Louis Tousard, un artilleur entre deux mondes«, est une démonstration d’un travail archivistique fabuleux dont on ne peut être qu’admiratif.

1 Bélissa Marc, Diplomatie et relations »internationales« au 18e siècle: un renouveau historiographique?, dans: Dix-huitième Siècle n°37, Politiques et cultures des Lumières (2005), p. 31–47.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Mathilde Ackermann-Koenigs, Rezension von/compte rendu de: Gérald Sim, Louis Tousard (1749–1817). Un artilleur entre deux mondes, Paris (L’Harmattan) 2021, 250 p., 13 ill., ISBN 978-2-343-22195-3, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92008