Girolamo Zorzi est ambassadeur de Venise en France entre 1485 et 1488. Issu d’une éminente famille de la Sérénissime, membre du Sénat et âgé de cinquante-cinq ans au début de sa mission, il a déjà exercé de nombreuses charges politiques, militaires et diplomatiques, notamment auprès du sultan. Son ambassade en France vise d’abord à obtenir la restitution de quatre galées vénitiennes saisies alors qu’elles devaient rejoindre la Flandre. Il intervient ensuite sur différents sujets importants: la paix entre le pape et Ferdinand d’Aragon, la guerre entre Maximilien et le roi de France, le sort du prince ottoman Djem, gardé à Paris par les hospitaliers. Les Vénitiens refusent sa remise au roi de Hongrie et plaident pour qu’il soit confié au pape. Au terme de multiples rencontres et tractations, le bilan de la mission de Zorzi est en demi-teinte. Le prince Djem est transféré à Innocent VIII en 1489 seulement; le remboursement des marchandises saisies sur les galées n’est engagé que plusieurs années après son retour et reste partiel.

De cette ambassade dense, complexe et très longue par rapport à la pratique alors dominante en France, subsiste un témoignage exceptionnel, jusqu’alors méconnu. Il s’agit d’un manuscrit de 72 feuillets découvert au British Museum par Joël Blanchard. Dans ce recueil incomplet (la dernière pièce, une lettre, est interrompue), figurent 80 documents, essentiellement des copies de lettres, de tailles très variées, d’une dizaine de lignes dans la transcription à plusieurs folios. Le rédacteur de ce copialettere, l’un des plus anciens pour les ambassadeurs de Venise, est probablement le secrétaire de Zorzi, Giovan Petro Stella. La majorité des lettres sont adressées par Zorzi au gouvernement vénitien, essentiellement au Doge et, parfois de manière indépendante, au Conseil des Dix (doc. 61, 63, 64, 68, 70, 72). Outre une lettre de Giovan Petro Stella à Zorzi et une pétition que ce dernier présente au roi (doc. 67), le recueil comporte des copies de lettres de Charles VIII aux rois du Portugal et d’Espagne (en fait, Ferdinand II, roi d’Aragon), des lettres patentes de Charles VIII depuis Bourges, des instructions, traduites en italien, au seigneur de Torcy et au commissaire Henri Carbonnel, d’autres lettres encore, également traduites en italien, adressées par le roi de France aux corsaires, à l’amiral de France (doc. 14, 15, 18, 21, 22, 34, 41, 43).

Le volume rend accessible l’édition intégrale de ce riche recueil, propose des notes historiques très utiles réunies in fine (malheureusement sans appel de notes dans l’édition du texte) et une introduction en trois volets. Giovanni Ciappelli présente de façon générale le dossier documentaire et les principaux objectifs de la mission en la situant dans la trame des relations entre la France et Venise. Dans un développement consacré à la diplomatie, à la rhétorique et à la pragmatique des émotions, Joël Blanchard expose ensuite l’originalité du regard porté par Zorzi sur le pays où il séjourne et les événements dont il est informé, la »Guerre folle« au premier chef. Confronté à des novitade, Zorzi se déclare perplexo e dubioso. Il se met en avant, se plaint des difficultés rencontrées – une forme de topos dans les correspondances d’ambassadeurs –, tout en fournissant des informations et des jugements de valeur sur les nombreuses séditions du moment comme sur les personnes qu’il côtoie à la cour. Sa plume ne manque pas de piquant. Évoquant un ambassadeur (orator) de Ferdinand II d’Aragon venu demander la restitution du Roussillon et reparti mécontent avec une réponse dilatoire du roi de France, Zorzi note ainsi que »même s’il porte l’habit d’un ermite, il me semble [que l’ambassadeur du roi d’Aragon] a la chair d’un loup« (et benché el porti habito de heremita, a mi par habi carne de volpe, p. 230). Matthieu Scherman, dans un développement à caractère programmatique, met pour sa part en évidence l’intérêt du dossier Zorzi en vue d’une analyse du »système« que constitue la présence et l’activité des Italiens dans le Nord-Ouest de l’Europe. S’il est examiné de conserve avec les correspondances marchandes, les archives judiciaires et comptables, avance l’historien, ce copialettere facilitera la caractérisation plus fine de phénomènes aussi importants que le rôle des marchands-banquiers italiens et le recours à la lettre de change. L’introduction livre ainsi de précieux éléments de contextualisation pour la compréhension du recueil, ainsi que plusieurs pistes d’analyse, certaines développées en détail, d’autres présentées sous forme d’esquisses ou de suggestions pour de futures recherches, par exemple sur le rôle de la confiance dans les échanges (p. XLIX).

L’ouvrage comporte malheureusement d’assez nombreuses coquilles. Certaines sont des broutilles (guillemets mal placés aux p. XXXI–XXXII, absence de parenthèse de clôture à la p. LIII). De façon plus gênante, la graphie de plusieurs mots varie (»gallée« et »galée«, »Girolamo« ou »Ieronimo« Zorzi, »novitá« qui concurrence »novità«). Les accords ne sont pas systématiquement respectés: »159 balle de soie«; »l’autorité royal«; »des deux première feuillets«; »Maximilien met en avant qu’il profitent«, »le terme de système pourrait être avancée«; »les dépêches ont été tous numérotés« (p. XXXII, LII, XXXIX, XLVI, LIII). Enfin, certaines tournures ne facilitent pas la lecture: »qu’est-ce que le Vénitien Zorzi en perçoit-il?« (p. XXXIX); »les Siciliens et leurs balles de soie embarquées sur la galée est un passage à étudier en profondeur« (p. XLIV); »Une telle enquête conduit à réexaminer la notion de confiance. Souvent invoquée par l’historiographie comme élément constitutif du monde des échanges et du commerce« (p. XLVIII).

Ce sont là néanmoins des détails, sur lesquels l’on ne souhaiterait pas terminer la recension d’un ouvrage qui rendra assurément de grands services. Sa parution contribue au très ample travail de publication des dépêches diplomatiques mené par les spécialistes du Quattrocento. Elle coïncide en outre avec celle, exemplaire, des lettres et dépêches d’un successeur de Girolamo Zorzi, Alvise Mocenigo Dalle Gioie, ambassadeur de la Sérénissime en France et dans l’Empire entre 1502 et 15051.

L’édition de telles correspondances demeure fondamentale pour la recherche, car elles apportent des matériaux de tout premier ordre pour l’étude de questions très variées. On en voudra pour (petite) preuve un bref exemple, qui s’ajoute à ceux développés par les éditeurs du volume. Zorzi rapporte qu’au début de son séjour, lorsqu’il rencontra le roi à Bourges (doc. 14), il exposa pour commencer l’affaire des galées latino sermone. Le chancelier du roi lui répondit de la même manière, et Zorzi remercia le roi, toujours latino sermone, pour la prise en considération de ses demandes. En revanche, explique l’ambassadeur, quand il présenta ses lettres de créance à madame de Beaujeu, et voulut exposer son propos en latin, »le conseiller [de la princesse lui] rapporta [qu’il] devait parler gallico sermone [en français], car elle comprenait qu’il parlait la langue, et elle ne savait pas parler autrement, et, de la sorte, [Zorzi fit] du mieux [qu’il sut]« (me referì i conseieri suo, che dovesse parlare gallico sermone, peroché la intendeva che io sapeva la lingua, né lei sapeva parlare altramente, et ita per suo commandamento fici el meglio io sepi, p. 26). En quelques lignes, cette description méticuleuse laisse entrevoir les négociations informelles auxquelles peut donner lieu le choix d’une langue plutôt que d’une autre dans des échanges de vive voix. En ce cas, comme en bien d’autres, les correspondances diplomatiques permettent d’observer des phénomènes que peu d’autres documents contemporains laissent deviner avec une telle précision. Leur lecture peut donc, rappelons-le, intéresser non seulement les spécialistes de la diplomatie, mais aussi, plus généralement, tous les historiens de la période.

1 Philippe Braunstein (éd.), Alvise Mocenigo Dalle Gioie Ambasciatore di Venezia, Lettere e dispacci dalla Germania e dalla Francia, 1502–1506, texte critique et note philologique d’Aurelio Malandrino, Rome 2021.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Stéphane Péquignot, Rezension von/compte rendu de: Joël Blanchard, Giovanni Ciappelli, Matthieu Scherman (éd.), La correspondance de Girolamo Zorzi. Ambassadeur vénitien en France (1485–1488), Genève (Librairie Droz) 2020, LXVI–302 p. (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 604), ISBN 978-2-600-06005-9, CHF 69,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92086