Dans une introduction très détaillée, Cédric Brélaz et Els Rose commencent par rappeler des perspectives historiques a priori universellement admises: les notions de citoyenneté et de démocratie sont associées à l’Antiquité classique et spécialement à Athènes aux Ve et IVe siècles avant notre ère. Ces deux notions ont encore une certaine signification dans d’autres cités grecques et à l’époque romaine, sous la République et le Haut-Empire, non plus pour la démocratie remplacée par un pouvoir oligarchique puis par l’autocratie impériale, mais du moins pour la citoyenneté qui demeure, à Rome, le fondement juridique de l’État. Or l’extension de la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’Empire en 212 de notre ère, la constitutio antoniniana, est généralement perçue, dans l’historiographie, comme le signe du déclin irrémédiable de la notion même de citoyen. Ainsi ces deux notions, citoyenneté et démocratie, seraient-elles caractéristiques de l’Antiquité et profondément étrangères aux nouveaux développements du haut Moyen Âge, avec la disparition du fait urbain dans la partie occidentale de l’ancien empire romain, et l’enracinement du christianisme et l’émergence du pouvoir épiscopal dans l’ensemble de l’ancien monde romain. Pourtant les références à la citoyenneté et à la démocratie reviennent dans l’Europe occidentale de la fin du Moyen Âge. C’est principalement le »modèle« de la République romaine qui se retrouve à l’arrière-plan de l’organisation des cités italiennes du XIIIe siècle, qui est directement revendiqué par Cola di Rienzo à Rome au XIVe siècle, et qui est théorisé par Machiavel. Ultérieurement, au XVIIIe siècle, les révolutions américaine et française se réclament aussi de la République romaine. Ce livre est précisément consacré à rechercher les notions d’identité civique et de participation civique dans cette période intermédiaire entre le IIIe et le Xe siècle.
La première partie, »Communautés locales, citoyenneté, et participation civique dans le haut Empire romain (Ier–IIIe s. ap. J.-C.)«, s’attache à vérifier l’état des lieux avant la date de 212. Comment s’exerçait la citoyenneté? Clifford Ando, »Citoyenneté locale et participation civique dans les provinces occidentales de l’empire romain«, souligne l’importance du niveau local spécialement à partir de l’épigraphie. Cédric Brélaz, »Démocratie, citoyenneté(s) et ›patriotisme‹: les pratiques et discours civiques dans les cités grecques sous le gouvernement romain«, montre comment la notion grecque de »polis« survit à l’impérialisme romain avec des formes variées d’adaptation. L’appartenance au conseil de la cité, la »boulè«, devient plus dépendante du statut économique. Néanmoins, contre une tendance courante de l’historiographie, il montre aussi que le corps civique, l’assemblée du peuple, continue de jouer un rôle dans l’affirmation d’une autonomie de la communauté urbaine.
La deuxième partie, »Identités locales, gouvernement civique, et participation populaire dans l’Antiquité tardive«, est consacrée à la période IVe–Ve siècles. Anthony Kaldellis, »Identité civique et participation civique à Constantinople«, remet en question le thème du déclin de la participation civique sous l’aspect d’institutions purement formelles. Au contraire, il montre que le corps civique s’identifie comme populus romanus et intervient dans les domaines civique et religieux. Avshalom Laniado, »Statut social et participation civique dans les cités byzantines du haut Moyen Âge«, examine le fonctionnement des conseils des cités byzantines et observe les références à une participation civique générale limitée cependant à des acclamations. Julio Cesar Magalhaes de Oliveira, »Expressions informelles de la volonté populaire dans l’Afrique tardo-romaine«, montre l’existence d’une »volonté populaire« notamment dans les élections épiscopales et le fonctionnement de l’Église. Il commente le cas de la tentative populaire pour élire le riche Pinien comme prêtre à Hippone, malgré lui et malgré Augustin. Pierfrancesco Porena, »Identités urbaines dans l’Italie tardo-romaine«, souligne la faiblesse de l’identité civique dans l’Italie des IVe et Ve siècles. Les sacs successifs de Rome et l’éloignement du gouvernement impérial réduisent la Ville et l’Italie à une province marginale. Michael Kulikowski, »Cités et identités civiques dans l’Espagne tardo-romaine et wisigothique«, rappelle que la péninsule Ibérique, tôt conquise par Rome, développa dès l’époque républicaine et au début de l’Empire un vaste réseau de cités romaines. Pourtant, la plupart de ces villes semblent n’avoir pas survécu au-delà du IIIe siècle. Seules les plus grandes cités, Mérida, Tarragone, Saragosse, sont bien attestées. Cette »ruralisation« serait la conséquence d’un urbanisme de décorum sans racine véritable. L’époque wisigothique n’y change rien, sinon en faisant de Tolède le centre d’une identité »wisigothique«.
La troisième partie s’attache à »Reformuler la citoyenneté«. Ralph Mathisen, »Identité personnelle dans l’Empire romain tardif«, rappelle que le citoyen romain avait aussi, en-dehors de Rome, une citoyenneté locale, municipale. Mais les épitaphes montrent une grande variété d’autodéfinition de l’identité, mêlant l’ethnie, le territoire, la ville, et éventuellement confondant l’origine »ethnique« et la citoyenneté. Peter Van Nuffelen, »Une relation de justice: Devenir le peuple dans l’Antiquité tardive«, veut revenir aux textes de l’Antiquité tardive, notamment patristiques, pour comprendre la relation entre peuple et dirigeants. Les dirigeants ne peuvent exister sans le peuple et le peuple regarde les dirigeants pour en dégager la vertu. La tyrannie ou la populace naissent de l’absence de justice dans la relation entre dirigeants et peuple. Els Rose, »Reconfigurer l’identité civique et la participation civique dans un monde en cours de christianisation: le cas d’Arles au VIe siècle«, dispose de l’abondante prédication de Césaire d’Arles pour examiner la relation entre la patria terrestreet la civitas céleste. En apparence le civis de Césaire est exclusivement rattaché à la Jérusalem céleste. Toutefois c’est autour du mot patria, et à la suite de saint Augustin, que Césaire développe un ensemble lexical avec via, vita et conversatio. La vie terrestre n’est qu’un passage, une voie vers la patria. Mais c’est aussi le Christ lui-même qui est via, veritas et vita. Cela implique une participation des chrétiens, notamment dans trois domaines: la charité, la liturgie et la lecture spirituelle. Ainsi Césaire pouvait-il transformer l’identité civique d’Arles en une identité civique chrétienne. Stefan Esders et Helmut Reimitz, »Légaliser l’ethnicité: la recomposition de la citoyenneté dans la Gaule post-romaine (VIe et VIIe siècles)«, s’appuient sur la »Chronique de Frédégaire« et sur la législation issue de Clotaire II. La loi franque résultait d’un effort du roi pour réorganiser le cadre légal dans l’ajustement d’intérêts différents. La »Chronique de Frédégaire«, en revanche, maintenait une certaine distance, parfois même critique, vis-à-vis des rois mérovingiens. On comprend mieux comment le cadre de la »personnalité des lois« et les modèles sociaux trouvent leur origine dans les modèles politiques du monde romain tardif et non pas dans des traditions barbares ou germaniques, même si la recomposition de la citoyenneté impliquait une transformation profonde par rapport aux fondations romaines.
La quatrième partie concerne les »Expressions de l’identité civique dans le haut Moyen Âge«. Mathieu Tillier, »Populations urbaines dans l’Islam primitif: auto-identification et représentation collective«, ne voit que très peu de références à un cadre urbain dans les inscriptions funéraires musulmanes des deux premiers siècles. Marco Mostert, »Culture urbaine dans l’Occident du haut Moyen Âge: le cas des villes épiscopales dans le royaume germanique«, dresse une liste des villes épiscopales et établit quelques critères »urbains«: l’identité chrétienne, des traditions antiques, la présence de monastères, le patronage de plusieurs saints, des hôpitaux et des moyens d’assistance pour les pauvres, la présence de juifs et d’étrangers, des évêques promoteurs de la culture écrite; avec tous ces critères on peut se rapprocher d’une conscience »civique« même si manqueront toujours les documents les plus significatifs. Gianmarco De Angelis, »Élites et communautés urbaines dans l’Italie du haut Moyen Âge: Identités, initiatives politiques et modes de (auto)-représentation«, montre l’importance des archives dans certaines cités, Lucques, Bergame, et, d’une manière générale, la disponibilité de sources écrites comme les »Versus de Verona« au début du IXe siècle. Il est donc possible de supposer une conscience urbaine aux époques lombarde et carolingienne formant l’arrière-plan des développements politiques au XIe siècle. Claudia Rapp, »Citoyenneté et contextes d’appartenance: une postface«, salue dans cet ouvrage un contrepoint heureux à l’abondance de l’historiographie sur la »chute de Rome«.
On signalera aussi le caractère nuancé de l’ensemble, par exemple dans la deuxième partie où des chapitres plutôt »continuistes« sont suivis de chapitres insistant plutôt sur la rupture. Enfin la qualité et l’abondance des bibliographies, disposées chapitre par chapitre, doivent être mentionnées.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bruno Judic, Rezension von/compte rendu de: Cédric Brélaz, Els Rose (ed.), Civic Identity and Civic Participation in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Turnhout (Brepols) 2021, 447 p. (Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages, 37), ISBN 978-2-503-59010-3, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92087