Contrairement à ce que laisse supposer son titre, ce livre n’est ni une biographie de Christine de Pizan ni une étude de son œuvre. Comme l’écrit l’auteure dans l’introduction, il s’agit d’expliquer pourquoi et comment cette femme-écrivain a participé à la vie culturelle de son temps, en particulier à Paris, et comment son image survit aujourd’hui malgré l’obstacle d’une langue médiévale difficile. La démonstration s’appuie sur plusieurs ouvrages rédigés par Christine à partir de 1399, en évoquant avec juste raison la rupture de 1418 et les massacres parisiens opérés par les Bourguignons, qui privèrent Christine de ses amis et l’obligèrent à se réfugier au monastère de Poissy où elle consacra de rares écrits à la méditation religieuse et ne sortit finalement de son silence que pour rédiger le »Ditié de la Pucelle« en juillet 1429, peu de temps avant sa mort (1431?).

L’iconographie des manuscrits est largement convoquée, en particulier le manuscrit que Christine présente à la reine Isabeau de Bavière en 1403, richement illustré. Le but poursuivi par l’auteure lui fait privilégier les œuvres autobiographiques que sont »Le chemin de longue étude« (1402), »Le Livre de la Mutation de Fortune« (1403) et »L’Advision Christine« (1405) ou encore ceux où s’affirme la défense des femmes comme »La Cité des Dames« (1405). On peut regretter que les œuvres plus nettement politiques comme »Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V« et »Le Livre de Paix« (1413) soient peu traitées ou quasiment passées sous silence, tel »Le Livre du corps de Policie« (1407) et à plus forte raison »Le Livre de Prod’homie de l’homme« (1406) qui n’est pas édité.

L’auteure se contente de voir en Christine de Pizan une »pacifiste«. Outre la teneur anachronique du concept, le terme est vague et fait peu de cas de son engagement politique qui suit la conjoncture mouvementée de la guerre civile. Pour ne prendre qu’un exemple, il n’est pas possible de confondre sans nuances la »Lettre à Isabeau« de 1405 avec les »Lamentations« de 1410. Elles sont bien destinées toutes les deux à promouvoir la paix, mais, dans la première, la demande s’accompagne d’un projet de réformes politiques que Christine partage avec certains de ses contemporains; dans la seconde, il est question de négociations entre des obédiences politiques hostiles et non d’un vague idéal, d’autant qu’entre temps a eu lieu le meurtre de Louis d’Orléans le 23 novembre 1407, qui enfonce ses partisans dans la guerre civile. Nul doute qu’à la lumière des dernières recherches sur la place des femmes dans l’espace public, le rôle politique de Christine aurait enrichi l’analyse de sa féminité.

Sur ces bases textuelles très sélectives, le propos de l’auteure, également très ciblé, se divise en quatre chapitres, écrits de façon alerte, avec un réel souci didactique. Le premier chapitre dresse un tableau habile de Paris au temps de Christine de Pizan, tel qu’elle le découvre à environ quatre ans, quand elle arrive à la cour de Charles V en 1368 avec son père Thomas, l’astrologien du roi, puis quand elle y vit un temps de bonheur pendant son mariage avec Étienne Cassel jusqu’à son veuvage en 1390, et fréquente le milieu de la chancellerie royale que peuplent les premiers humanistes français.

Le deuxième chapitre traite de la vision artistique de Christine et constitue certainement le plus substantiel du livre. En effet, en s’appuyant sur les travaux récents qui ont mis en valeur les ateliers des libraires parisiens, en particulier aux abords de la cathédrale Notre-Dame, l’auteure s’interroge sur la façon de fabriquer un livre au début du XVe siècle. Elle décrit comment Christine de Pizan a pu participer à la fabrication matérielle des manuscrits qu’elle offrait à ses mécènes: elle a supervisé 54 d’entre eux et a même écrit certains passages de sa main. Cet aspect pratique de son travail, dont elle était fière comme elle le rapporte dans »L’Avision«, et que Gilbert Ouy et Christine Reno ont découvert dans leurs premières recherches sur les manuscrits de Christine (Scriptorium 34 [1980], p. 221–238), est rarement mis en valeur par les biographes. Il est ici décrit de façon convaincante.

Christine a également choisi avec soin les illustrations des 36 manuscrits enluminés de son œuvre et elle a, par conséquent, sélectionné les enlumineurs, malheureusement restés anonymes, parmi lesquels se détache le Maître de la »Cité des Dames«, qui a également travaillé pour la bibliothèque royale. Le troisième chapitre traite de la façon dont Christine a endigué »la fontaine de misogynie«. L’emploi du mot misogyny suscite immédiatement la méfiance des historiens français, mais abstraction faite de ce jugement de valeur et de ce lieu commun qui concerne le monde des clercs que Christine côtoie à la chancellerie royale, les remarques sur »La Cité des Dames« ne manquent pas d’intérêt: il s’agit bien d’une construction faite par les femmes, pour elles et de leur propre chef.

En revanche, l’analyse de la »Querelle sur le Roman de la Rose«, qui oppose Christine à Jean de Montreuil et à Pierre Col entre 1401 et 1403, reste convenue. L’auteure rappelle qu’il s’agit d’un débat littéraire – sans doute le premier du genre – composé d’une série d’épitres, de traités comme »Le Dit de la rose« et »L’Épitre du dieu d’amour« où Christine défend la réputation des femmes. Elle affirme que ce débat se diffuse dans l’espace public, met en cause des problèmes de société en proposant de réformer l’éducation des jeunes gens, en particulier des nobles. Il aurait néanmoins fallu délimiter de façon précise l’espace géographique et sociologique dans lequel se sont répandues ces idées.

Le quatrième et dernier chapitre traite de la postérité de Christine de Pizan. Peu connue entre le XVIe et le XVIIIe siècle, Christine est redécouverte au XIXe siècle, ce qui n’empêche pas quelques bons esprits de douter qu’une femme soit dotée d’originalité et qu’elle ait pu écrire sur les faits d’armes sans plagier les auteurs anciens! D’autres, au contraire, en particulier Rose Rigaud (1911) et Simone de Beauvoir (1949), vantent sa défense des femmes. L’auteure remet bien le problème à sa place en écrivant que Christine est, au mieux, proto-féministe! Plus intéressants et plus neufs sont les recensements des jeux vidéo dont elle est l’héroïne de nos jours. La voici sans surprise mêlée à la guerre de Cent Ans ou à la sorcellerie, mais elle connaît également un commerce plus inattendu de tee-shirts ou bijoux vendus à son nom.

Dans le domaine artistique, »La Cité des Dames« est source de créations chez une jeune génération de femmes artistes peintres et féministes comme Camille Falosini, Marsha Pippenger ou Pénélope Haralamidou, qui exposent en Italie et aux États-Unis. Ce livre, de vulgarisation plutôt que de recherche, pose en conclusion la vraie question: que signifie l’entrée de Christine de Pizan dans la culture de notre temps? La reconnaissance d’un idéal féminin mis en valeur par le chatoiement des costumes médiévaux avec lesquels l’héroïne aimait se faire représenter dans ses manuscrits? Une fête médiévale en somme, dont nos contemporains sont si friands? Mais que reste-t-il du chant de ses poèmes, de son désir de réformer la société, de son espoir de jours meilleurs? Cette synthèse encourage finalement les historiens à continuer leurs travaux sur une femme-écrivain encore méconnue pour avoir été trop jugée à l’emporte-pièces.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Claude Gauvard, Rezension von/compte rendu de: Charlotte Cooper-Davis, Christine de Pizan. Life, Work, Legacy, London (Reaktion Books) 2021, 192 p., 27 fig. (Medieval Lives), ISBN 978-1-78914-442-0, GBP 16,95., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92092