Cet ouvrage est issu de la thèse de doctorat de Mathieu Deldicque, soutenue à l’université de Picardie en 2018, sous la direction d’Étienne Hamon, et, disons-le tout de suite, c’est un très beau travail, exemplaire. Bien que la quatrième de couverture indique que Louis Malet de Graville est »un oublié de l’histoire«, son nom est connu aussi bien des historiens que des historiens de l’art de la fin du Moyen Âge, mais effectivement Mathieu Deldicque nous le fait découvrir, ainsi que ses commandes artistiques.
Dans son introduction (p. 13–18), il indique qu’il s’insère dans le mouvement historiographique »France 1500 entre Moyen Âge et Renaissance«, illustré pour l’histoire de l’art par l’exposition du Grand Palais en 2010 et qu’il veut reconsidérer la commande artistique de cette période à travers l’exemple de Louis Malet de Graville, dont il retrace la carrière dans un chapitre liminaire (p. 21‑59). Issu d’une vieille famille normande du pays de Caux, qui a pu faire de mauvais choix politiques au XIVe siècle, mais dont la fortune vint de l’héritage de Jean de Montaigu, favori du roi Charles VI exécuté par les Bourguignons en 1409 (par sa fille, grand-mère de l’amiral), Louis Malet de Graville apparut dans l’hôtel du roi Louis XI en 1470, mais il ne devint important qu’avec la régence d’Anne et Pierre de Beaujeu (1483–1491), étant commis amiral de France en 1486. Il fut un conseiller écouté de Charles VIII, mais il s’opposa à la campagne d’Italie en 1494. Sous Louis XII (1498–1515), il perdit de l’influence, il perdit même sa charge d’amiral de 1508 à 1511, mais put revenir aux affaires. Dans ce chapitre, l’auteur s’intéresse aussi à la représentation de Louis Malet de Graville, par l’héraldique et le portrait: le musée de l’Ermitage possède un beau dessin de Jean Perréal.
Le corps de l’ouvrage se compose de deux parties, divisées en deux sous-parties: la commande en tant que seigneur, »Les devoirs d’un grand seigneur«, au sein de ses domaines et en faveur de l’Église (p. 61–234), et les commandes de l’individu, »Une commande personnelle d’exception«, la commande personnelle et le réseau et l’homme (p. 235–422).
Après avoir rappelé ses possessions et sa fortune et leur administration, M. Deldicque voit leur mise en valeur, au moyen notamment du terrier de Marcoussis (qui est un manuscrit enluminé). Louis Malet de Graville se préoccupa de les faire fructifier tout en protégeant la population (construction de halles, à Arpajon et Milly-la-Forêt, de fortifications), ce qui lui a permis de vivre en grand seigneur à la suite de son père Jean VI Malet de Graville: hôtel, chasse, sa résidence principale étant le château de Marcoussis, hérité de Jean de Montaigu, en Île-de-France, qu’il réaménagea; son inventaire après décès permet d’en connaître l’aménagement, que l’auteur reconstitue. Louis Malet de Graville possédait aussi le château de Malesherbes, situé entre Paris et Orléans (dont la chapelle du Sépulcre était ornée d’une Mise au tombeau), le château de Milly-la-Forêt, sans oublier en Normandie le château ancestral de Graville et le manoir d’Ambourville.
La seconde moitié du XVe siècle fut une période de reconstruction à la suite de la guerre de Cent Ans1. Louis Malet de Graville y participa par le biais de la reconstruction ou restauration d’églises, à Marcoussis, à Malesherbes, à Arpajon, à Héricy, à Dourdan, à Ingouville, et par la fondation de la collégiale Notre‑Dame‑de‑l’Assomption à Milly‑la‑Forêt, par le biais de donations, aux cathédrales de Sens, Rouen et Chartres, à des monastères et couvents, notamment au prieuré de Bourg-Achard avec le don d’une baie.
Toute famille seigneuriale pensait à sa mémoire future au moyen de fondations funéraires. La nécropole familiale des Malet se trouvait dans le prieuré de Sainte-Honorine de Graville, où Louis Malet de Graville fit installer les gisants de ses parents Jean VI et Marie de Montauban. Par les Montaigu, il entretenait un lien privilégié avec les Célestins de Marcoussis pour lesquels Louis Malet commanda le tombeau de Jean de Montaigu et des verrières. Lui et sa femme Marie de Balsac furent aussi des bienfaiteurs des Célestins de Paris et de Rouen; ils pensèrent se faire inhumer à Marcoussis, mais la continuité familiale l’emporta avec Graville.
En tant que grand officier de la Couronne, Louis Malet de Graville participa au culte royal, recevant la cour chez lui, faisant des présents au roi (»Livre du roi Modus et de la reine Ratio« destiné à Charles VIII, »La Fleur des histoires« de Jean Mansel et la »Pragmatique Sanction« offert à Louis XII). Par ses fonctions, il était obligé de séjourner à Paris, dont il fut d’ailleurs nommé gouverneur en 1505; il y avait hérité de l’hôtel du Porc-Épic (rue de Jouy, près de l’hôtel royal de Saint-Paul) et il y acquit un autre hôtel dans le même quartier. D’autre part, il fut capitaine des châteaux royaux de Beauté-sur-Marne et de Vincennes et de la ville de Pont‑de‑l’Arche.
Aujourd’hui, en dehors de son rôle politique, Louis Malet de Graville est connu par les manuscrits qu’il a possédés. Malheureusement aucun inventaire n’a été conservé (seuls sont mentionnés dans les sources un Alain Chartier et un missel) et M. Deldicque s’efforce d’en reconstituer le catalogue; il n’en reste que trente-trois manuscrits. Sa bibliothèque a été formée par héritage, par confiscation, par don, surtout par la commande ou l’achat. Cette bibliothèque avait les traits d’une bibliothèque nobiliaire classique2, avec des livres de religion et de piété, des livres d’histoire (relevons, plus personnels les recueils de documents sur saint Louis, Charles V, Jeanne d’Arc), des romans, des ouvrages politiques (dont une »Description ou traité du gouvernement et régime de la cité et seigneurie de Venise«), ou encore les »Rôles d’Oleron« liés à son office d’amiral. À côté de Louis Malet de Graville, son épouse Marie de Balsac semble avoir eu sa propre bibliothèque. Un grand nombre de ces manuscrits étaient richement enluminés.
Le mécénat de Louis Malet de Graville s’est exercé aussi en faveur de la réforme de l’Église en France, par la reconstruction du collège de Montaigu où se retrouvaient les réformateurs, ce qui autorise un nouveau regard sur la Mise au tombeau de Malesherbes ou une Vierge de Pitié inédite.
La dernière sous-partie permet de revenir sur les goûts artistiques de l’homme et de son milieu d’amateurs d’art: le modèle a été fourni par Jean de Montaigu, par son père et la famille de sa mère, les cousins prélats d’Espinay, l’épouse, les filles, particulièrement Anne, le gendre Charles d’Amboise. Au-delà de la famille se trouvaient les membres de la famille royale et de la cour. Dans son dernier chapitre, M. Deldicque s’intéresse aux modalités de la commande chez Louis Malet de Graville et ses contacts avec les artistes, sculpteurs (Oudart Trubet, Adrien Wincart), peintres (Colin d’Amiens, maître François et autres maîtres parisiens), architectes (il ne semble pas qu’il y eut d’attitré). Les commandes reflètent finalement un goût très personnel pour »le dernier commanditaire du Moyen Âge«.
Le volume est complété par des annexes bien fournies (sans être exhaustif ici): liste des manuscrits conservés, offerts, non retrouvés, listes des manuscrits d’Anne de Graville, arbres généalogiques, sources et bibliographie (31 pages), index des lieux et des personnes, liste des illustrations. À ce beau travail, je me permets d’émettre quelques regrets: que toutes les illustrations n’aient pas été reproduites en couleurs et le manque d’un index des auteurs, des œuvres et des manuscrits (tout en reconnaissant que la tâche est fastidieuse).
La somme de Mathieu Deldicque sur Louis Malet de Graville fera date. Tout historien de l’art et tout historien, de même que tout lecteur éclairé, se doit de la posséder dans sa bibliothèque.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jacques Paviot, Rezension von/compte rendu de: Mathieu Deldicque, Le dernier commanditaire du Moyen Âge: L’amiral de Graville. Vers 1440–1516, Villeneuve-d’Ascq (Presses universitaires du Septentrion) 2021, 496 p., 146 ill. (Histoire de l’art), ISBN 978-2-7574-3359-1, EUR 36,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92097