Fameux surtout pour son »Historia scolastica«, transmise par plus de 800 manuscrits, Pierre le Mangeur est en réalité un maître complet en Pagina sacra, à la fois exégète, théologien et prédicateur. Béryl Smalley la première (1979), puis Gilbert Dahan (2009 et 2013) et Emmanuel Bain (2013), ont attiré l’attention sur les commentaires qu’il a composés sur les Évangiles, soulignant qu’avec eux s’ouvrait une phase nouvelle dans l’histoire de l’exégèse des Évangiles. En effet, pour la première fois, on »se fonde« pour les commenter sur la »Glose ordinaire«, selon l’expression de G. Dahan, qui rejette l’idée que ces commentaires ne seraient qu’une glose de glose. Largement diffusés (Stegmüller compte 15 à 20 manuscrits pour chaque Évangile, mais une recherche systématique permettrait sûrement d’amplifier ce nombre), les quatre commentaires de Pierre sont inédits, hormis quelques extraits.
À défaut d’en donner le texte complet, leurs pièces liminaires sont ici éditées d’après un manuscrit tenu pour le meilleur: Troyes, Médiathèque du Grand Troyes, 1024, datable de 1180 environ, quitte à corriger ses leçons individuelles d’après cinq autres témoins. On ne dispose donc pas des commentaires proprement dits sur les Évangiles, mais d’un matériel d’accessus qui y introduit. D’abord, un ingressus ou prologue de Pierre le Mangeur lui-même sur chacun des quatre Évangiles, introduit par une citation des Écritures, que Pierre commente au sens spirituel en rapport avec l’opposition des deux Testaments; puis, le prologue se poursuit par une présentation de la materia, de l’intentio et du modus de l’ouvrage biblique, c’est-à-dire du sujet de chaque Évangile, du but visé par l’évangéliste et de sa manière d’en traiter, en particulier de la façon dont est structuré son Évangile. Viennent ensuite les gloses de Pierre sur d’autres prologues transmis à l’intérieur de la »Glose ordinaire«, en particulier ceux que la tradition transmet (à tort) sous le nom de Jérôme.
Les deux auteurs de l’édition partielle sont David M. Foley, qui a soutenu à Toronto en 2020 une thèse consistant en l’étude et en l’édition critique du commentaire de Pierre le Chantre sur l’Évangile glosé de Jean; et d’autre part Simon Whedbee, qui achève à Toronto une thèse sur la place de la grammaire dans l’exégèse biblique à travers le commentaire de Pierre le Chantre sur l’Évangile glosé de Luc. Ils étaient donc tout désignés pour produire le présent travail à quatre mains, consacré à l’œuvre exégétique de Pierre le Chantre sur les quatre Évangiles.
Une brève introduction présente l’auteur, l’œuvre, son texte, sa méthode, la tradition exégétique à laquelle elle s’abreuve (Anselme et Raoul de Laon, Zacharie de Besançon, Pierre Lombard), les manuscrits utilisés et les principes d’édition. L’édition elle-même est accompagnée de deux apparats: un apparat critique minimal consigne négativement les leçons du manuscrit de Troyes quand les éditeurs s’en sont écartés; un second apparat de sources et de notes, beaucoup plus riche, identifie les citations ou réminiscences bibliques, patristiques et médiévales et commente les passages difficiles à l’intention d’un public d’étudiant. En appendice sont donnés les textes complets des pièces commentées par Pierre, c’est-à-dire les prologues et introïts dits »de Jérôme« ou »d’Augustin«. L’ensemble se conclut par une bibliographie sélective des sources anciennes et des travaux scientifiques.
Bien que fondée sur une petite partie de la tradition manuscrite, l’édition est faite avec soin et propose un texte convaincant, bien établi et dans l’ensemble bien ponctué. Peut-être, dans les »Gloses« sur Matthieu, aurait-on pu ajouter quelques signes typographiques, par exemple des guillemets simples, pour mettre en évidence les reprises partielles du lemme biblique: Per ‘firmamentum celi’ satis eleganter sacra Scriptura intelligitur … C’est du reste ce qui semble être fait dans les »Gloses« sur les trois Évangiles suivants. Le disciple d’Anselme de Laon nommé »John of Turonia« (p. 1), doit bien sûr être identifié avec Jean de Tours, en latin Iohannes Turonensis et en anglais John of Tours. L’introduction présente les ouvrages de Pierre le Chantre comme des gloses de gloses (»Glossing the Gloss«, p. 13–20), ce qui contredit l’interprétation de Gilbert Dahan (p. 56), dans le colloque dont il a co-édité les actes sur Pierre le Mangeur ou Pierre de Troyes, maître du XIIe siècle: »Je dis bien ›se fonde sur la Glose‹ et non pas ›commente la Glose‹«: même s’il est souvent amené à expliquer le texte de la »Glose« (de la manière la plus intelligente, me semble-t-il), celle-ci n’est qu’un outil et non l’objet propre du commentaire. On aurait donc aimé que les éditeurs argumentent un peu leur position.
Qu’importent ces détails: en 156 pages, les deux auteurs fournissent un bel et utile ouvrage, d’une excellente qualité dans l’ensemble et qui rendra, tel quel, de grands services aux étudiants ou chercheurs désireux de s’initier à l’exégèse biblique de Pierre le Chantre. Un regret demeure, bien sûr, c’est qu’on ne puisse encore lire les commentaires dans leur ensemble. On espère donc que nos deux éditeurs poursuivront sur leur lancée et feront paraître l’œuvre complet du Comestor sur les quatre Évangiles.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: David M. Foley, Simon Whedbee (ed.), Peter Comestor. Lectures on the Glossa ordinaria, Toronto (Pontifical Institute of Mediaeval Studies) 2021, XII–158 p. (Toronto Medieval Latin Texts, 37), ISBN 978-0-88844-487-5, CAD 17,95., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92102