Donner une définition populaire de la croisade, c’est spontanément penser aux pèlerinages armés partis pour la Terre sainte au cours des XIIe et XIIIe siècles. Mais c’est oublier que d’autres expéditions à la périphérie de la Chrétienté, contre les Slaves alors païens entre l’Elbe et l’Oder, contre les Ruthènes, les Moscovites ou les Mongols en Europe orientale, ou contre les Maures dans la péninsule Ibérique, méritent tout autant l’appellation de croisade que les entreprises menées contre l’islam en Syrie-Palestine ou en Égypte. C’est donc à juste titre que les deux éditeurs de ce volume ont voulu rassembler les communications présentées en octobre 2017 au colloque de Marburg, pour faire mieux connaître les croisades organisées à la périphérie de la chrétienté, soit pour convertir des peuples encore païens, ou pour susciter la résistance aux invasions des Mongols, menaçant Pologne, Hongrie et toute une partie de l’Occident.

Les textes ainsi regroupés ont été disposés en cinq parties, précédées par une introduction de Paul Srodecki. S’opposant à la définition »traditionaliste« et combien restrictive d’Hans Eberhard Mayer faisant de la croisade un conflit entre l’Occident chrétien d’une part, l’islam et l’orthodoxie d’autre part, Srodecki se rallie à la définition pluraliste donnée par Jonathan Riley-Smith, pour qui la croisade est une guerre sainte menée contre les ennemis intérieurs ou extérieurs de la chrétienté, pour la défense de l’Église et l’extension de la foi chrétienne. Or, à la périphérie de la chrétienté, les Occidentaux ont peu participé aux croisades nordiques ou ibériques, de même que les chrétiens d’Europe centrale ont été peu nombreux, à l’exception du roi André II de Hongrie, à prendre la route de la Terre sainte avec les grandes expéditions des croisés d’Occident.

Zdzisław Pentek s’en explique dans la première partie de l’ouvrage. La faible participation des chrétiens d’Europe centrale aux croisades de Terre sainte vient de la jeunesse relative de ces chrétientés, d’une faible propagande pour la croisade et d’un manque de détermination des dirigeants est-européens, plus attirés par des expéditions contre les païens, surtout à partir du moment où, par la bulle »Divini dispensatione« d’avril 1147, le pape Eugène III autorise la croisade contre les païens vivant en Europe: occasion de les convertir mais aussi de faciliter l’expansion territoriale des princes chrétiens.

Darius von Güttner-Sporzynski reprend ce thème en montrant comment les princes Piast de Pologne adoptent l’idée de croisade au début du XIIe siècle et interviennent sur trois théâtres d’opération, contre les Wendes, les Prussiens et en Terre sainte, tandis que deux vassaux de l’empereur germanique Conrad III, Henri le Lion et Albert l’Ours, mènent deux expéditions contre les Wendes en 1147 et que Boleslav IV, prince de Pologne, obtient la conversion partielle de la Prusse en faisant usage de l’idéologie de croisade. La Croatie qui a vu passer les troupes de Raymond de Toulouse en 1096 et se rassembler celles d’André II de Hongrie en 2017 n’a, selon Neven Budak, guère participé aux croisades, mais la haute noblesse locale a inventé le mythe d’une expédition de son roi, Demetrius Zvonimir.

La réflexion de Kurt Villads Jensen ouvre la seconde partie de l’ouvrage, consacrée à la violence. L’auteur montre la place de l’idolâtrie, perversion du christianisme, dans le monde païen baltique, où le combat contre les idoles a été une partie importante de la croisade dans ces régions. Norbert Kerken revient sur l’activité missionnaire d’Otto de Bamberg en Poméranie (1124, 1128) et sur les expéditions d’Henri le Lion et d’Albert l’Ours en 1147, stimulées par saint Bernard qui, pour la première fois, fait de la christianisation un objectif de croisade. Malgré un conflit entre les princes Piast en 1145–1146, la croisade contre les Wendes promeut une unité d’action entre Saxons, Danois et Polonais.

Kristjan Kaljusaar s’intéresse, lui, à la mission en Livonie de l’évêque Albert de Buxhoeveden, qui obtient le soutien du duc de Saxe, Albert Ier (1219–1220), mais entre en concurrence avec les Danois en Estonie. L’un fonde Riga, tandis que les autres s’établissent à Reval. Les deux croisades de Prusse (1254–1255 et 1267–1268) sont promues par l’évêque d’Olomouc, Bruno de Schauenbourg, qui, selon David Sychra, a poussé le roi de Bohême, Ottokar II Premislas à prendre les armes, avec le concours de l’ordre Teutonique, contre les Ruthéniens et les Lithuaniens, mais sans grand succès.

La troisième partie de l’ouvrage porte sur le thème »Conquête et expansion«. Jens Olescu dresse le bilan des trois croisades suédoises en Finlande (1155, 1230–1240 et 1293) qui assurent le contrôle de la Suède sur les provinces centrales de ce pays jusqu’en 1809, tandis que Martin Schürrer décrit la croisade infructueuse du comte Adolf de Schauenburg et du prince abodrite Niklot contre les Wendes en 1147. L’expansion danoise vers l’est et le sud de la Baltique doit beaucoup aux efforts du roi Valdemar Ier (1131–1182), comme le montre Olivier Auge. Le souverain danois conquiert l’île de Rügen en 1169, la place sous l’autorité de l’Église danoise et le contrôle du Danemark, tout en menant des campagnes annuelles en Poméranie. Avec Luis Garcia Guijarro, nous passons en Espagne pour mesurer ce que fut la décisive bataille de Las Navas de Tolosa (1212) au cours de laquelle les trois armées chrétiennes de Castille, d’Aragon et de Navarre mirent en fuite les troupes almohades d’al-Nasir. En l’absence de prédication préalable et de vœux des souverains, Las Navas ne peut être considérée comme une croisade, mais plutôt comme un moment exceptionnel d’union des souverains chrétiens contre les Maures.

Les rapports entre catholicisme et orthodoxie font l’objet de la quatrième partie de l’ouvrage. Nikolaos Chrissis montre que si au cours du XIIe siècle on ne peut parler de séparation officielle entre les deux parties de la chrétienté, malgré des divergences et une certaine animosité contre les Grecs, la prise de Constantinople par les Latins en 1204 puis la prédication de la croisade au cours du XIIIe siècle font des Grecs des schismatiques. Pour Anti Selart, Rome considère les principautés russes tantôt comme des schismatiques, tantôt comme des alliés qu’il faut soutenir contre les Mongols. Mais les légats pontificaux envoyés auprès du prince Alexandre Nevsky n’obtiennent aucun succès.

Légitimation et propagande forment le thème de la dernière partie. Selon Eric Böhme, le roi de Jérusalem Amaury s’adresse au roi de France Louis VII pour solliciter son aide et légitimer ses campagnes en Égypte, dont le déroulement est bien connu. Faute de soutien, il se tourne vers Constantinople. Avec Nora Berend, on passe en Hongrie pour suivre la croisade du roi André II, condamné par les uns pour son retour précipité, louangé par d’autres qui en font le vainqueur du sultan de Babylone. Robert Antonin dresse le portrait du roi de Bohême, Ottokar II, auteur de deux croisades contre la Prusse. Loué pour sa bravoure chevaleresque, il ne semble pas avoir eu d’enthousiasme spontané pour les idéaux de la croisade, malgré l’influence de l’évêque Bruno d’Olomouc. Il est surtout soucieux de renforcer son prestige de souverain chrétien et sait développer une propagande pleine de succès.

Paul Srodecki consacre enfin un long article à la croisade contre les Mongols au XIIIe siècle. Avant leur invasion en 1241, la Pologne et la Hongrie sont tenues par la papauté comme les défenseurs de la foi aux frontières de la chrétienté. L’arrivée des Mongols dans ces deux pays en 1241 suscite une grande peur en Occident et l’élaboration de plans de croisade par Grégoire IX et Conrad IV, sans que l’on s’explique le rapide retrait de l’envahisseur, malgré l’inaction de la chrétienté. D’autres invasions ont lieu en 1259–1260, 1285 et 1287, mais sont rapidement mises en échec. Les appels polonais et hongrois à la croisade ont surtout servi à accroître la légitimité des pouvoirs régnants. Contrairement à l’aspect expansionniste des croisades nordiques, la lutte contre les Mongols est seulement une défense de la chrétienté.

Le mérite de l’ouvrage de Srodecki et Kersken est d’attirer l’attention sur les croisades nordiques et de mettre à la portée de tous une bibliographie (ici abondante) mal connue, voire inaccessible. Mais les éditeurs n’ont pu éviter des répétitions, par exemple à propos de la politique d’Ottokar II, roi de Bohême, ou des expéditions d’Henri le Lion et d’Albert l’Ours. On peut aussi regretter que des cartes, trop petites, soient particulièrement illisibles (p. 113, 154, 169) et que l’on ait confondu (p. 58) Urbain II et Urbain III. Broutilles sans doute, qui n'entachent guère l’intérêt novateur de cet ouvrage.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Norbert Kersken, Paul Srodecki, The Expansion of the Faith. Crusading on the Frontiers of Latin Christendom in the High Middle Ages, Turnhout (Brepols) 2021, 320 p., 10 b/w fig. (Outremer. Studies in the Crusades and the Latin East, 14), ISBN 978-2-503-58880-3, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92113