Abel Lamauvinière publie ici un »travail universitaire« soutenu en juin 1992, où il essaie de »présenter ce que recouvre être juif à l’époque médiévale à Troyes« (p. 215). Constatant que les juifs sont les grands absents des manuels généraux sur le Moyen Âge occidental et que les études les concernant sont souvent ethnocentrées, il tente de brosser un tableau général en mobilisant toutes les sources disponibles, juives et chrétiennes, hébraïques, latines et françaises, textes, plans et images, et dans l’ensemble, il y réussit. Après un bref aperçu sur le haut Moyen Âge, il part du XIe siècle, marqué par l’œuvre du célèbre Rachi, pour terminer au XIVe siècle avec l’expulsion définitive de 1394.

Dans la première partie sur la »genèse de la communauté troyenne« (p. 15–72), l’auteur exploite la toponymie et un plan moderne (annexe 1, p. 239) pour tracer une »localisation dans la ville troyenne« (p. 19) en deux temps: dans l’antique cité, la »Juiverie« (à ne pas confondre avec un ghetto p. 22, n. 25); nouvelle implantation (1315), après une première expulsion (1305), dans l’extension médiévale de la vieille ville (plan en annexe 2). L’auteur localise la première synagogue vers la rue Saint-Frobert tout en contestant la thèse soutenue par Courtalon de deux synagogues en ce lieu, mais doit renoncer à situer les bains (attestés au XIIe siècle) et les boucheries (XIe siècle; un boucher juif en 1225). Il retrace la »vie cultuelle« (p. 44–47), »religieuse« (p. 47–52) et »communautaire« (p. 52–66); il conteste les méthodes de Baron, Nahon et Ulysse Robert, donnant des estimations démographiques contradictoires, et s’appuie sur quelques recensements locaux de juifs (env. 1247) pour évaluer leur population à Troyes autour de la soixantaine au milieu du siècle (p. 71).

La deuxième partie décrit »les juifs dans le fonctionnement de la vie politique et économique troyenne« (p. 73–154). Elle commence par »les juifs dans le processus féodal« (p. 73–97): le comte a »ses juifs«, représentés par leur »maieur« ou »maître«, comme il a »ses églises« et »ses vassaux«. La protection comtale a pu attirer des juifs expulsés du domaine royal (1182) mais disparaît quand le Capétien devient comte par mariage (1284): en 1288, treize juifs sont brûlés à Troyes. La proximité des dates est frappante: pour l’auteur, la société féodale voit un prince protéger »ses juifs« tandis que la »centralisation monarchique« détériore »le statut juridique des juifs troyens« (p. 128–154). Ceux-ci avaient toute leur »place dans la vie économique« (p. 97–128): »activités agro-pastorales« (propriétaires de vignes, de prairies, de train de labour), artisanat (cordonnier, drapier) et même salariat; ils ont participé aux foires de Champagne dès l’origine; mais les sources renseignent surtout leurs »activités bancaires« (p. 106–122), avec des taux usuraires pouvant atteindre 100%. Comme chez les chrétiens, la cellule sociale de base est la famille; mais l’existence de sceaux in quo sigillabuntur litteras judaorum en 1222 semble à l’auteur attester une ghilde, encadrée par le pouvoir.

La troisième partie sur »le rayonnement spirituel et religieux du judaïsme troyen« (p. 155–214) commence naturellement par Rachi et ses successeurs, les tossafistes (p. 155–180). Sous le titre mal approprié de »pensée scientifique brillante« (p. 180–195), l’auteur évoque les écoles juives, trois synodes rabbiniques (le premier réunit environ 150 rabbins à Troyes avant 1160, probablement à l’occasion des foires), mais aussi la poésie et la médecine. Le »rayonnement entravé par les conflits religieux« (p. 195–214) s’ouvre sur un réquisitoire contre les franciscains et les dominicains. La rouelle et le bonnet cylindrique caractérisent les juifs sur les vitraux (p. 201–203) de la cathédrale Saint-Pierre de Troyes (années 1220) et de la collégiale Saint-Urbain (années 1270), mais restent absents des enluminures bibliques des XIIe siècle et XIIIe siècle. En revanche, l’auteur les montre sur celles d’une »Bible historiale« du XIVe siècle (analyse p. 203–205 et images p. 250–251). Il termine par »l’autodafé de 1288« (p. 207–214): les sources comptables pour 1288 donnent les noms de deux juifs »justiciés«, »Haquin Chastellein« et »Hagin de Chaoursse«, ce qui accrédite la sélicha (complainte hébraïque) composée à la fin du XIIIe siècle par le rabbin lorrain Jacob ben Juda (texte en annexe 8, p. 247–249) et qui nomme onze autres condamnés.

Un glossaire (p. 219–220), une bibliographie (p. 228–233) qu’il aurait fallu distinguer des sources (p. 223–228), une chronologie synoptique (p. 234–237), des annexes (p. 239–251) et un index des noms propres et des termes hébraïques (p. 253–257) complètent l’ouvrage.

L’on regrettera un style souvent alambiqué et diverses scories1, des préjugés désuets sur le Moyen Âge (hygiène rare favorisant la peste noire p. 193, interdiction de la dissection par l’Église romaine empêchant le progrès médical p. 194). Si l’on peut comprendre la sympathie de l’auteur pour les juifs médiévaux, l’anticléricalisme affleure trop souvent (p. 190, 216). Parler de »centralisation monarchique générale« (p. 60) dès Philippe le Bel est anachronique; la notion de »société très chrétienne« (p. 215) serait à nuancer quand on sait qu’une soixantaine d’évêques a été assassinés dans la France capétienne2.

L’auteur a une vision contestable du haut Moyen Âge. Comme l’indiquent les titres (p. 15): I. »Une population en voie de sédentarisation«, 1. »Des courants migratoires«, il souscrit à la thèse, en fait dépourvue de fondement, d’une origine extra-européenne des juifs d’Europe. Tenir les juifs européens pour des Européens convertis au judaïsme3, tout comme les chrétiens européens sont des Européens convertis au christianisme, expliquerait bien mieux l’inclusion, dans la société chrétienne de l’an mil, de juifs pratiquant les mêmes métiers que leurs voisins chrétiens et échangeant des cadeaux avec eux (p. 46). En outre, le régime dit de la personnalité des lois faisait coexister dans l’Empire carolingien une bonne douzaine de droits différents: être juif dans un tel monde ne devait pas être bien différent qu’être franc, saxon, bourguignon ou goth. L’arrivée du Talmud (au Xe siècle: curieusement, l’auteur semble convaincu que les juifs occidentaux l’auraient toujours connu) n’a pu qu’imprimer chez ceux-ci un certain séparatisme au moment même où la société féodale fusionnait le droit de la plupart des chrétiens en coutumes territoriales: deux phénomènes antithétiques introduisant entre les deux communautés une faille qui ne pouvait que se creuser.

Cela dit, Abel Lamauvinière peint néanmoins un portrait intéressant et complet de cette communauté juive de Troyes et de Champagne au Moyen Âge.

1 Die veneris post Pascha, traduit par »le jour après la Pâque vénérée« (p. 111, n. 223). Références obsolètes quant aux sources sur le haut Moyen Âge (Baret, Guizot).
2 Myriam Soria Audebert, La crosse brisée, Des évêques agressés dans une Église en conflits (royaume de France, fin Xe–début XIIIe siècle), Turnhout 2005.
3 Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris 2008, notamment le chapitre III »L’invention de l’Exil. Prosélytisme et conversion«, p. 181–266.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Bruno Saint-Sorny, Rezension von/compte rendu de: Abel Lamauvinière, Les juifs et le judaïsme à Troyes du XIe au XIVe siècle, Paris (L’Harmattan) 2021, 264 S. (Religions & Spiritualité. Série judaïsme), ISBN 978-2-343-24293-4, EUR 27,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92115