Cet ouvrage rassemble les actes du colloque »Maîtriser le temps et façonner l’histoire. Les historiens normands au Moyen Âge«, porté par Fabien Paquet et Stéphane Lecouteux. Organisées en trois parties (»La part des auteurs«; »Sources et méthodes: dans la forge des historiens«; »Visions panoramiques«), les dix-sept contributions (dont deux en italien, deux en anglais) témoignent de la vitalité des études sur les mondes normands médiévaux. Elles portent plus particulièrement sur l’écriture de l’histoire, notamment aux XIe–XIIe siècles et au XVe siècle, soit les »deux temps forts de la production historiographique normande« (I. Guyot-Bachy, p. 43). Tandis que certains chapitres permettent d’aborder sous un jour nouveau des textes déjà bien étudiés grâce à de nouvelles analyses codicologiques et textuelles, d’autres mettent en valeur des corpus mal connus, souvent faute d’édition satisfaisante.
Au cœur de cet ouvrage, on constate un parti pris définitionnel large des »mondes normands«. La Normandie occupe une place centrale, mais d’autres espaces sont intégrés, témoignage de la capacité de projection d’un territoire et d’hommes dont certains auraient pu arriver jusqu’aux côtes sénégalaises au XIVe siècle, comme pourrait le suggérer un texte copié au XIXe siècle et étudié par F. Vieilliard et C. Maneuvrier. En dehors de ce cas particulier, il faut noter la présence des mondes normands méditerranéens dans l’ouvrage: des exemples de la production du Mezzogiorno au XIe et au XIIIe siècle sont ainsi mis en valeur par A. Tagliente et M. Loffredo. L. Rossi revient quant à lui sur le cas de la principauté d’Antioche au XIIe siècle, à l’histoire politique et institutionnelle riche, mais dont les écrits historiographiques semblent avoir connu une diffusion plus incertaine, ce qui questionne la position de l’Orient normand et de ses historiens dans l’ensemble normand. Plusieurs communications interrogent d’ailleurs la façon dont les auteurs médiévaux voient la place de la Normandie dans des équilibres plus vastes: l’analyse du récit par Benoît de Sainte-Maure de la conquête de la Sicile permet à F. Laurent d’aborder le sujet de la place de la Normandie dans l’ensemble Plantagenêt à la fin du XIIe siècle, tandis que L. Cleaver montre comment la Normandie est représentée, au moyen d’un diagramme, dans les structures de pouvoir européennes au XIIIe siècle.
Pour revenir à l’objet du livre et à son sous-titre, les »historiens normands au Moyen Âge«, on peut se demander quels rapprochements peuvent être proposés entre les auteurs des textes présentés. On rejoint ici une question qui ouvre et ferme le présent volume, à savoir celle de l’existence d’une »école historique normande« (V. Gazeau, p. 359), même si, comme l’écrit F. Paquet dans son avant-propos, »importent plutôt les fils que les filiations« (p. 18). Une certaine importance n’en est pas moins accordée dans l’ouvrage aux influences et modèles des historiens normands. Dans son étude des motifs narratifs dans les récits de bataille, Pierre Courroux revient ainsi sur la place du modèle antique et des chansons de geste chez les chroniqueurs normands du XIIe siècle. En dépit de jeux de réécritures, les modèles utilisés ne sont pas toujours caractéristiques d’une écriture normande, d’autres réseaux et sources d’inspiration existent, des débats contemporains sur le calcul du temps qui inspirent Orderic Vital pour son »Histoire ecclésiastique« (C. Rozier) aux réseaux cisterciens dépassant la seule Normandie et dans lesquels circulent les textes (R. Allen). Ces circulations dans le monde normand et au-delà contribuent à expliquer la richesse et la complexité des productions de cette historiographie aux contours mouvants et dont les spécificités restent encore souvent difficiles à saisir.
Cet ouvrage intéressera plus généralement les spécialistes d’historiographie médiévale. D’abord parce que plusieurs chapitres sont des modèles de méthodologie, enquêtant sur les auteurs et leurs objectifs, la date et le contexte de composition, par exemple l’étude par I. Guyot-Bachy de la »Chronique de l’anonyme de Caen«, composée au milieu du XIVe siècle ou celle de C. Maneuvrier et F. Vieilliard à partir de la copie d’un texte du XVIIe siècle, désormais perdu et peut-être en partie compilé à partir d’un récit médiéval. On suit avec fascination l’exposition de la démarche méthodologique.
De même, une réflexion sur la place des auteurs est menée dans plusieurs textes. P. Bouet cherche ainsi les traces d’intervention de Dudon de Saint-Quentin dans son »Histoire des Normands«, notamment dans l’usage de la prosimétrie. L’analyse des sources et de la construction de la chronique cistercienne de Mortemer permet à O. Burgard d’interroger en contexte cistercien le rapport entre la part »personnelle« du moine composant le texte et le »caractère communautaire de la production« (p. 199). D’autres grandes thématiques des études historiographiques sont ici abordées, à commencer par la réflexion sur les »genres« de l’histoire. Les formes prises par l’écriture de cette dernière et ses usages sont multiples, de l’histoire universelle au diagramme, du traité de bon gouvernement abritant une chronique historique parée de manchettes astrologiques (le »Rosier des guerres« de Pierre Choinet présenté par L. Scordia), aux textes hagiographiques, étudiés par M.-C. Isaïa et L. Trân-Duc.
Enfin, la réflexion sur le métier d’historien lui-même se décline à plusieurs niveaux: en plus de l’intérêt pour les travaux des auteurs médiévaux, le regard porté sur ces derniers par les générations suivantes est discuté, analysé (on verra notamment le texte de B. Pohl sur la construction de la mémoire de Robert de Torigny), et des réflexions sont proposées sur la pratique actuelle des historiens, comme lorsqu’Anne Curry évoque l’utilité des chroniques, révélatrices des »mentalités et perceptions« des contemporains (p. 110), même lorsque les documents d’archives suffisent pour reconstituer les faits.
L’ouvrage atteint son but, en mettant en valeur toute la richesse de l’historiographie médiévale normande. Plusieurs contributions rendent compte de projets de recherche ou d’édition, et l’ensemble s’inscrit dans la continuité de rencontres consacrées à l’historiographie normande dans lesquelles le CRAHAM et l’Université de Caen Normandie jouent un rôle moteur depuis des années. Il s’agit en définitive d’un ouvrage important, témoin du dynamisme de la recherche sur l’écriture de l’histoire dans les mondes normands, et au-delà.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Élisa Mantienne, Rezension von/compte rendu de: Fabien Paquet (dir.), Maîtriser le temps et façonner l’histoire. Les historiens normands au Moyen Âge, Caen (Presses universitaires de Caen) 2022, 390 p., ISBN 978-2-38185-164-8, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92123