»L’étendue de l’esprit, la force de l’imagination et l’activité de l’âme: voilà le génie«. Le philosophe et théologien Pierre Abélard (1079–1142) semble correspondre à la définition donnée au siècle des Lumières par Diderot, contemporain de »La Nouvelle Héloïse« de Rousseau, par lequel le couple revient un peu plus sur le devant de la scène parisienne. Car entre le genius antique et la figure romantique du héraut maudit, Abélard fut d’abord un nageur – souvent à contre-courant – entre les deux rives de l’Antiquité et du Moyen Âge, du monde ancien des philosophes païens et des religieux au microcosme nouveau des maîtres des écoles urbaines de la première moitié du XIIe siècle. Face à un personnage à la fécondité intellectuelle hors du commun, il fallait bien un ouvrage issu d’un colloque de l’IEM de novembre 2018, »Pierre Abélard, génie multiforme«, marqué du sceau de bronze de l’interdisciplinarité, avec un parterre de spécialistes, savamment orchestré par Pascale Bermon – qui pressentait à raison que la réunion ferait date dans les études abélardiennes – et Dominique Poirel.

Son introduction souligne d’emblée les facettes ou paradoxes d’Abélard: étudiant puis professeur prodigieux logicien; séducteur calculateur et amant empressé; moine itinérant et abbé réformateur; théologien autodidacte, deux fois condamné ... Mais fut-il exceptionnel ou représentatif du »siècle de Louis VI«? Question délicate tant son image de génie adulé et haï parvient déformée entre histoire, mémoires, légende. En 1967, Erwin Panofsky écrivait: »Abélard était un génie, mais un génie de cette espèce paranoïaque qui décourage l’affection par son arrogance, qui attire les persécutions réelles en soupçonnant sans cesse des conspirations imaginaires et, impatient de toute espèce de dette morale, tend à transmuer la gratitude en ressentiment« (»Architecture gothique et pensée scolastique«, p. 36). D’évidence, Abélard a fabriqué cette figure solitaire du génie incompris dans son »Historia Calamitatum«, moins son autobiographie qu’un storytelling où il met en scène ses maux par des mots, confession donnant sens à sa conversion.

Jacques Verger montre que c’est le prisme d’un self-made-man, attiré par la fama de maîtres illustres. Supérieur en tout, il ne leur est redevable en rien (sinon de leurs jalousies et manigances). Dans cette lutte des classes et des places, la génération des Roscelin de Compiègne, Guillaume de Champeaux et Anselme de Laon reste encore trop mal connue pour dire qu’Abélard a tout révolutionné. Ce revendiqué freelance teacher appartient bel et bien – institutionnellement comme socialement – aux écoles de son temps, accompagnant de facto le mouvement scolaire, moins en tant que pionnier qu’acteur clé. Cette posture du génie isolé fait également fi d’autres protagonistes: quid de ses soutiens (puissants, comme Pierre le Vénérable à Cluny, envisagé par Arnaud Montoux); de ses réseaux (étendus, entre duché de Bretagne et comté de Champagne, cour royale et curie pontificale) et de ses followers (David Luscombe) ou troupes d’élèves? Ces »métaphores obsédantes« scrutées dans l’»Histoire de mes malheurs« selon la méthode psychocritique permettent à Ana Irimescu de dresser un portrait affiné de ce fils de chevalier. Mais au-delà de sa structuration psychologique hypothétique, avec 25 années de vie monastique et plus encore d’enseignement, Abélard fut un représentant disputé et discuté du cloître à l’école et de l’école dans le cloître. Même les paranoïaques ont des ennemis et Bernard de Clairvaux ne fut pas le moins redoutable.

Comme John Marenbon l’affirme, la logique (Abélard n’est pas né nominaliste) et la métaphysique (les considérations théologiques l’ont amené à évoluer) abélardiennes restent des synthèses à écrire à l’horizon d’une quinzaine d’années, tant nous sommes aux balbutiements. Dans l’attente, la philosophie est le domaine qui a suscité le plus de travaux récents. Mathias Perkam a notamment mis en valeur l’apport d’Abélard à l’histoire de cette discipline: le »premier homme moderne« (Marie-Dominique Chenu) participe à l’avènement de la modernité occidentale, en introduisant une interprétation rationnelle et plus uniquement religieuse du monde, par le recours systématique à la dialectique. Cette Passion pour la raison fut aussi son chemin de croix. Pas réputé pour son art du compromis comme le »Sic et non« pourrait le laisser supposer, il tente certes de concilier les Pères mais surtout de (con)vaincre ses pairs, quitte à binariser certaines oppositions théologiques (Dominique Poirel). Davantage »rebelle orthodoxe« (Roger Lloyd) qu’hérétique impénitent, Abélard a payé certaines hardiesses – sa formation incomplète – et originalités: moine philosophe qui contribue à la christianisation de la sagesse antique et à l’émergence d’une science sacrée rationnellement exploitée. Théologien impatient d’emporter l’adhésion, le poète compositeur l’est aussi selon Pascale Bourgain: par une impressionnante économie de moyens (phrasé simple, fioritures absentes), il excelle dans sa poésie rythmique, où tout est fluide, tandis qu’il est plus contraint dans la poésie métrique.

Emblématique de la Renaissance du XIIe siècle, sa singulière destinée accompagne l’éveil de la conscience individuelle et le processus de réforme grégorienne. De l’individu surdoué au duo d’exception, il n’y a qu’une liaison, d’un couple unique mis à l’épreuve d’un »nettoyage moral et spirituel« (Guy Lobrichon). Du sexe faible devenu fort, Héloïse, presque seule à trouver grâce aux yeux d’Abélard, revendique ce qu’il lui doit et l’abbesse pragmatique amende la règle de son directeur de conscience. Manifestation d’autonomie à nuancer selon Alexis Grellois: les »Institutiones nostrae« sont une adaptation de la lettre VIII si souvent négligée, et que celui-ci s’emploie à réhabiliter. S’il s’est étiolé, le magistère de Pierre demeure: est-ce en matière d’éthique (abordée par Christophe Grellard) qu’Héloïse l’a le plus influencé? Son tournant sotériologique est en tout cas fondamental: c’est l’intention qui compte (seul Dieu peut la sonder) et non l’action (à laquelle les hommes ont seulement accès). Séparées radicalement, intériorité et extériorité sont néanmoins articulées par Abélard avec la règle d’équité: la justice divine pourvoira aux faiblesses du jugement humain.

Interrogée par Jean René Valette et Laurent Avezou, la postérité fut enfin séduite par l’homme controversé, déchiré de son vivant puis tiraillé entre religion, passion et raison selon les époques, où l’intérêt pour Minerve cède la prépondérance à Vénus, et la philosophie, le pas à l’amour. Si »la gloire est le deuil éclatant du bonheur« (pour Madame de Staël, morte en 1817, année du transfert des restes des deux amants au Père Lachaise), alors le drame abélardien et le piédestal dressé à Héloïse en sont l’illustration. Son caractère difficile, son goût du clivage, ses déboires ont indéniablement joué contre Abélard, plus que ses condamnations, le manque d’autorité et les traductions nouvelles. »Moderne, trop moderne?« (Georges Duby) ou homme de son temps mais en avance dans le siècle et en dehors, capable d’adaptations géniales? Force est de constater avec Christophe Grellard qu’Abélard est un pivot dans l’histoire intellectuelle par son œuvre remarquable et novatrice, parfois trop. Diderot toujours: »c’est le sort de presque tous les hommes de génie; ils ne sont pas à portée de leur siècle; ils écrivent pour la génération suivante«.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jérôme Rival, Rezension von/compte rendu de: Dominique Poirel, Pierre Abélard, génie multiforme. Actes du colloque international, organisé par l’Institut d’études médiévales et tenu à l’Institut catholique de Paris les 29–30 novembre 2018, Turnhout (Brepols) 2021, 224 p., ISBN 978-2-503-59565-8, EUR 60,00., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92124