Après »Shepherds of the Lord« paru en 2007, le dernier ouvrage de Carine van Rhijn vient éclairer un pan particulièrement obscur de l’histoire culturelle et religieuse du haut Moyen Âge: le livre est consacré à ce que l’autrice définit comme le »projet pastoral carolingien« (»Carolingian pastoral project«) et vise à étudier quel était le niveau de culture religieuse des laïcs et de leurs prêtres. Toute la difficulté d’un tel sujet résidant dans l’apparent manque de sources permettant de documenter la nature des savoirs et des croyances populaires, l’une des grandes forces de la démarche de C. van Rhijn a été de repenser en profondeur son objet de recherche.
De fait, en s’inscrivant dans un courant historiographique récent, Carine van Rhijn souligne dès l’introduction que ce projet pastoral, s’il émane en premier lieu de la cour et plus précisément du souverain et de ses conseillers, ne saurait être envisagé comme l’imposition depuis un centre de normes ou de prescriptions définies au préalable et transmises via les textes normatifs. La lecture de ces derniers montre plutôt l’absence totale de précisions quant aux moyens concrets de mise en œuvre d’un projet avant tout défini par son ambition. Le capitulaire fondateur, l’»Admonitio Generalis« (789), ne contient »pas tant des lois au sens moderne du terme, mais plutôt un mélange de normes, d’intentions et d’instructions, d’idéaux et d’espoirs pour le futur« (»not so much laws in the modern sense of the word, but rather a mix of norms, intentions and instructions, deals and hopes for the future«, p. 5). Le projet pastoral répond de fait à un idéal profondément enraciné chez les souverains carolingiens: mener l’ensemble de la population de l’empire au salut, soit environ dix à vingt millions d’habitants, principalement ruraux, de langues et d’ethnies diverses, sur un territoire d’un peu plus d’un million de kilomètres carrés (p. 8).
L’objectif de l’ouvrage est ainsi clairement défini: concrètement, comment ont-ils envisagé d’atteindre cette ambition apparemment démesurée?
Selon la thèse forte défendue tout au long du livre, le projet pastoral carolingien repose sur la croyance que savoir et éducation sont les clefs qui conduiront la population au salut; mais, pour mener à bien cette tâche, c’est une véritable armée d’acteurs locaux – évêques, prêtres, ainsi que de nombreux anonymes, auteurs, copistes, compilateurs, ou enseignants – qui ont adapté et réalisé de manière très diverse les ambitions des souverains. De fait, Carine van Rhijn souligne que la période est marquée par deux tournants majeurs: la formation massive de prêtres dans les écoles monastiques et épiscopales, et l’implantation locale de ces derniers, invités à vivre auprès de leurs ouailles. Ces prêtres mieux formés sont aussi mieux équipés grâce à la hausse remarquable du nombre de manuscrits copiés.
Les résultats de l’enquête menée sont présentés à travers sept chapitres.
Les deux premiers ont pour objectif de situer l’ouvrage dans son contexte historiographique et théorique et de souligner son apport original du point de vue du choix des sources étudiées. De fait, comme l’explique l’autrice, en prenant ses distances d’avec les concepts de »renaissance«, de »réforme« ou de correctio carolingiennes sur lesquels elle réalise un bilan historiographique critique, il s’agit d’écarter certaines représentations anachroniques et surtout de repenser le rôle des acteurs: en cessant de considérer le projet pastoral comme un plan imposé depuis le haut vers le bas, elle l’imagine plutôt comme le résultat des initiatives simultanées d’évêques et de clercs qui répondent à l’échelle locale à une même ambition. Dès lors, à côté des capitulaires et autres sources prescriptives émanant du pouvoir, l’autrice choisit de privilégier un autre corpus: les »livres de prêtres« (»priests’ books«) définis comme les manuscrits conçus précisément pour les besoins des prêtres et répondant aux devoirs pastoraux qu’eux seuls devaient accomplir (messe, baptême, pénitence) (p. 14). Ils se caractérisent principalement par deux aspects: ce sont des ouvrages uniques, à visée pratique (l’autrice les définit encore comme des »portable repositories of knowledge for ordained priests«, p. 13) dont l’apparition vers 800 coïncide avec les premières instructions écrites conservées des évêques aux prêtres. Ces compendia n’avaient jusqu’ici jamais été étudiés comme corpus; en reprenant les ouvrages déjà identifiés par Susan Keefe dans ses travaux sur les explications du baptême ou du Credo (2002, 2012), Carine van Rhijn a établi une liste d’environ soixante manuscrits en croisant critères codicologiques (taille, état d’usure, qualité du parchemin, mise en page) et étude du contenu. L’annexe 1 répertorie les 38 manuscrits cités et exploités dans l’ouvrage.
En exploitant ce corpus, les trois chapitres centraux de l’ouvrage analysent tour à tour les trois »pierres de touche de la société chrétienne« (»cornerstones of Christian society«, p. 20 citation de S. Keefe): la messe, le baptême et la pénitence. En suivant le même plan d’ensemble, chaque chapitre évalue ce qu’un prêtre pouvait connaître et savoir sur ces trois rituels, puis ce qu’il pouvait en transmettre à ses paroissiens et paroissiennes. L’étude se fonde sur une analyse comparée de plusieurs »livres de prêtres«, appuyée sur de nombreux extraits cités, parfois transcrits de première main, et traduits. Enfin, l’autrice conclut chaque chapitre par une étude de cas, une analyse plus détaillée d’un manuscrit en particulier, afin d’envisager les textes dans leur contexte, tant textuel que matériel. L’une des conclusions essentielles de ce travail est qu’il n’existe pas, sur l’un ou l’autre thème, d’unicité dans le discours reçu puis retransmis par les prêtres: tout en restant dans le champ de l’orthodoxie, les explications des rituels démontrent des divergences qui reflètent le caractère pluriel de leurs auteurs.
Les deux derniers chapitres quittent la sphère religieuse au sens strict pour explorer les autres responsabilités que les prêtres pouvaient assumer au sein de leur communauté. Les livres de prêtres contiennent des textes sans rapport direct avec leurs responsabilités pastorales et parfois ajoutés a posteriori: textes médicaux, juridiques, pronostics, etc. (liste des manuscrits les contenant en annexe 2). Pour C. Van Rhijn, leur présence traduit les fonctions sociales multiples de prêtres jouant un véritable rôle d’intermédiaire entre les milieux lettrés dans lesquels ils ont été formés et leurs ouailles illettrées (p. 182). Familiarisés lors de leurs études avec des sphères diverses du savoir, les prêtres sont pour leurs communautés des »experts«, »seuls détenteurs de connaissances et de compétences écrites dignes de confiance« (»monopoly-holders of trustworthy, written knowledge and skills«, p. 183). Ils sont aussi en charge d’éloigner les menaces ou mauvaises influences qui pourraient entraver le cheminement vers le salut: le septième et dernier chapitre est ainsi consacré à l’exploration de l’image que les prêtres dressent des païens, des hérétiques ou des chrétiens pratiquant la sorcellerie ou la divination. Sans écarter la nécessaire question de la réalité de ces menaces, l’autrice montre finalement qu’à l’image de l’enseignement pastoral, plusieurs opinions pouvaient coexister sur ces thèmes et qu’une certaine confiance était accordée de fait aux prêtres pour juger de comment guider au mieux leurs ouailles et adapter leur discours.
L’un des grands apports de l’ouvrage comme le souligne C. Van Rhijn elle-même en conclusion (p. 243) est d’avoir réussi à montrer que contrairement à ce qui a pu être écrit par le passé, il est possible d’écrire une histoire de la pastorale carolingienne. On dispose de nombreuses sources, dont un nombre conséquent de textes anonymes encore inédits, et peu ou pas étudiés. L’analyse tire ici toute sa richesse d’une étude de première main croisant textes et manuscrits, envisagés dans leur globalité en suivant les apports les plus récents de l’historiographie. La démarche est d’une remarquable clarté tant en termes de définition des objectifs que des méthodes employées. En dépit de quelques inévitables répétitions, l’ouvrage est donc d’une lecture aisée et saura intéresser un lectorat large, bien au-delà de la seule question pastorale, grâce à la vision dépoussiérée de l’histoire culturelle carolingienne ici offerte.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gaelle Bosseman, Rezension von/compte rendu de: Carine van Rhijn, Leading the Way to Heaven. Pastoral Care and Salvation in the Carolingian Period, London, New York (Routledge) 2022, 286 p. (The Medieval World), ISBN 978-1-138-55632-4, GBP 27,99., in: Francia-Recensio 2022/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92134