Le livre s’inscrit dans le renouvellement historiographique de l’Asie orientale qui, depuis au moins deux décennies, se concentre sur les espaces maritimes et insiste sur le rôle central de la mer de Chine méridionale, qualifiée de »Méditerranée asiatique«. Croisant une histoire transnationale des entreprises et une histoire impériale centrée sur la rivalité franco-allemande, l’auteur montre qu’à l’époque coloniale, la domination européenne sur cet espace reste toujours relative. Extrêmement minoritaires, les Européens s’insèrent, au moins autant qu’ils les transforment, dans des circuits commerciaux régionaux développés lors du »siècle chinois« qui précède leur domination politique. Le véritable bouleversement réside dans la participation croissante de cette région à la mondialisation qui marque la fin du XIXe siècle; or il est initié par des acteurs bien plus divers que les seules puissances colonisatrices. C’est la raison pour laquelle la comparaison entre entrepreneurs français et allemands dans le cadre de la colonie française indochinoise est particulièrement fructueuse.
Bert Becker prend le parti de centrer son propos autour de quatre ports, Hong Kong, Saigon, Haipong et Guangzhouwan. Si les trois premiers relèvent bien de l’Indochine française, ce n’est évidemment pas le cas de Hong Kong. Son antériorité, son importance dans les lignes régulières qui partent d’Indochine pour le commerce régional et international en font cependant un acteur incontournable. Chacune de ces places est étudiée à travers les communautés qu’elle abrite et son rôle dans les circulations maritimes régionales. Il est ainsi possible d’observer l’évolution de chaque port durant toute la période étudiée, les communautés que forment les Allemands et les Français et les entreprises maritimes qui s’y établissent. L’ouvrage impressionne par son érudition qui fait revivre, dans tous ses détails, le quotidien de ces communautés d’affaires, en s’appuyant en particulier sur les articles de la presse locale et les rapports consulaires. Cependant ses apports vont nettement au-delà.
L’histoire diplomatique est remarquablement traitée et montre l’évolution de la Prusse puis de l’Allemagne sur la question coloniale: dans les années 1860, la volonté d’obtenir de la Chine les mêmes concessions que celles accordées à la France et à l’Angleterre tient largement au désir d’affirmer le rôle prépondérant de la Prusse dans l’espace germanophone face à une Autriche qui refuse de s’engager dans des aventures asiatiques. À l’inverse, en 1871, Bismarck résiste aux différentes demandes allemandes d’utiliser les négociations avec la France pour acquérir les possessions asiatiques de celle-ci, une proposition aussi faite dans l’entourage de l’impératrice Eugénie. On connaît par la suite la stratégie de Bismarck pour éloigner les Français de leurs idées de revanche en Alsace-Lorraine en encourageant leur aventure coloniale, mais le livre montre le détail des efforts déployés par le chancelier pour faciliter les ambitions françaises en Asie. Cette stratégie n’est d’ailleurs pas un succès complet, puisqu’elle permet aux adversaires français de la colonisation de discréditer les promoteurs d’un grand empire en Asie comme en Afrique. Enfin, l’auteur rappelle que, par un retournement de circonstances dû aux visées coloniales de Guillaume II, ce sont – entre autres – les succès allemands à obtenir de la Chine la baie de Jiaozhou en 1897 qui ont encouragé les Français à exiger leur propre territoire en Chine, Guangzhouwan, un an plus tard.
Le deuxième aspect du livre insiste sur l’étendue et les conditions de la prospérité de ces ports. On ne peut que saluer le tour de force que représente la reconstitution des archives de l’entreprise allemande Speidel & Co., actrice majeure de l’économie de Saigon, et disparue après la Première Guerre mondiale. À l’aide de documents consulaires, d’articles de journaux et des archives d’entreprises concurrentes, pour ne nommer que quelques-uns des principaux fonds utilisés, Bert Becker reconstitue parfaitement le rôle d’une entreprise remarquable à plus d’un titre. Au début du XXe siècle, sur les 28 Allemands employés à Saigon, 22 travaillent pour Speidel & Co. Or malgré cette identité allemande forte, un des membres de la famille juge nécessaire en 1910 de prendre la nationalité française pour diriger le bureau parisien car l’entreprise était, parmi de nombreuses autres activités, importatrice exclusive d’un certain nombre d’alcools français haut de gamme. Cet exemple montre l’ambiguïté qui nourrit les relations entre Allemands et Français: les contacts commerciaux sont nombreux et ne recoupent pas toujours les nationalités, surtout quand il s’agit de défendre les intérêts des petites communautés économiques européennes locales. Les rivalités n’en sont pas moins vives et la méfiance française à l’égard des Allemands, concurrents trop souvent heureux et ennemis potentiels, s’exprime régulièrement.
C’est par la description de la stratégie de l’entreprise Marty et d’Abbadie que Bert Becker esquisse en creux les raisons de cette supériorité commerciale allemande. La firme fait en effet largement reposer sa prospérité sur les concessions de transport à Haiphong octroyées par les autorités de la colonie indochinoise. À l’inverse, sa rivale allemande, l’entreprise de transport Jebsen & Co., établie à Hong Kong, sait parfaitement profiter des conditions de libre-échange imposées par les Anglais depuis les années 1850 pour développer son activité dans un espace beaucoup plus large. La démonstration est faite que l’impérialisme, dans sa variante française protectionniste, n’était pas nécessaire pour le commerce européen et pouvait même se révéler un handicap. Cette thèse n’est cependant pas nouvelle et elle risque de laisser dans l’ombre d’autres facteurs de réussite des commerçants allemands, là aussi bien identifiés, comme leur plus grande facilité à obtenir des capitaux en Allemagne pour leurs activités, une tradition de commerce à l’étranger bien plus solide que celle des Français ou l’importance et le dynamisme des communautés allemandes expatriées, un fait pourtant relevé par l’auteur pour Hong Kong: les Allemands y représentent moins de 6% de la population dite européenne, mais les Français ne comptent en 1914 que pour un dixième de ce chiffre.
Un dernier thème parcourt tout le livre, le rôle des communautés chinoises formées par des migrations parfois anciennes: à Hong Kong, leur rôle d’intermédiaires pousse des firmes comme Jebsen & Co. à développer avec certains entrepreneurs chinois des liens d’affaires et même à former des alliances. À Saigon, les commerçants chinois occupent une position centrale dans les exportations de riz et sont ainsi amenés, face à la concurrence indienne, à agir pour améliorer la qualité de la production indochinoise, développant pour ce faire des infrastructures performantes. Si les Allemands font de même, les Français, là encore, rencontrent moins de succès. À Haiphong, les Chinois voient leurs activités restreintes à des secteurs dans lesquels investissaient peu les Français, mais cette restriction se révèle de peu de conséquence car, comme à Hong Kong, la variété des services qu’ils offrent – transport, crédit, commercialisation – les rend indispensables. Cette puissance commerciale à travers toute la région maritime leur permet même de mener à plusieurs reprises des boycotts à l’encontre de compagnies françaises voire européennes qui cherchent à profiter de monopoles temporaires pour hausser considérablement leurs tarifs. Or si en 1894/1895 les autorités françaises font pression auprès de l’administration chinoise pour faire cesser le mouvement, en 1907 et en 1909, dans le contexte d’un nationalisme chinois réveillé par la révolte des Boxers, les mêmes autorités coloniales choisissent de considérer les événements comme un simple conflit commercial à régler par les parties prenantes.
Bert Becker aborde d’autres thèmes importants, comme la traite humaine qui profite aussi de cette densification des trafics maritimes régionaux. On peut cependant regretter un plan qui, s’il permet une compréhension très claire de chaque espace, conduit à de nombreuses répétitions qu’une approche au moins partiellement chronologique, autour de la guerre sino-japonaise, aurait permis d’éviter. Le lecteur appréciera aussi le détail de chaque dossier, parfaitement analysé, mais regrettera l’absence de synthèse, que ce soit à la fin de chaque chapitre ou en conclusion. Enfin, les illustrations sont très bien choisies et aident parfaitement à reconstituer la vie de ces ports, mais les cartes auraient pu être plus nombreuses et surtout construites autour du propos de chaque chapitre au lieu d’être simplement prises dans les mêmes archives que les illustrations. Le livre n’en a pas moins toute sa place dans de très nombreuses bibliothèques d’historiens grâce à la richesse et à la qualité de ses informations.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Sévérine Antigone Marin, Rezension von/compte rendu de: Bert Becker, France and Germany in the South China Sea, c. 1840–1930. Maritime Competition and Imperial Power, Cham (Springer International Publishing) 2021, 499 p. (Cambridge Imperial and Post-Colonial Studies), ISBN 978-3-030-52604-7, EUR 116,04., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92285