Le concept d’européanisation est, depuis longtemps, central dans les analyses scientifiques de la construction européenne, où les travaux sur l’européanisation des politiques publiques, des mouvements sociaux ou des espaces publics ont fait florès. Le concept est aussi, au moins implicitement, présent dans les interprétations politiques: l’Union européenne (UE) représenterait le stade le plus avancé d’un processus tendant vers »une union sans cesse plus étroite« – c’est-à-dire, vers la création d’un nouveau centre de pouvoir s’exerçant de façon relativement homogène sur un territoire défini. C’est précisément la téléologie et la normativité sous-jacentes à ce concept politico-académique d’européanisation comme homogénéisation que cet ouvrage entend retravailler. Pour ce faire, il propose d’aborder l’européanisation au prisme de ses ambiguïtés, en montrant comment elles peuvent fournir une grille de lecture féconde tant théoriquement qu’empiriquement.
L’ambition est d’abord théorique: il s’agit, dans l’introduction en particulier, de mettre au jour l’imbrication entre la téléologie implicite à la construction européenne et l’idée de progrès telle qu’elle s’est développée à la période moderne en Europe occidentale. L’idée centrale est que l’Europe comme la modernité peuvent, bien mieux que comme un progrès linéaire vers l’homogénéité, être caractérisées par leur ambivalence. En s’appuyant notamment sur les réflexions de Zygmunt Bauman, cette ambivalence est elle-même conçue selon deux dimensions: d’un côté, elle désigne la multiplicité des processus engagés par la modernité et la construction de l’Europe, et leur plurivocité; d’un autre côté, l’ambivalence désigne les contradictions et les tensions qui résultent de cette multiplicité lorsqu’elle est confrontée à l’idéal normatif d’un progrès univoque et linéaire.
Approcher les processus d’européanisation sous cet angle promet une double contribution aux travaux de sciences sociales qui mobilisent habituellement ce concept. Cela permet d’abord de réinscrire la construction européenne engagée après 1945 dans une chronologie longue et un ensemble de processus sociaux complexes. En mettant l’ambivalence de ces processus au centre des questionnements, cette approche invite à prendre au sérieux, au-delà de déclarations parfois rhétoriques, les apports des travaux critiques (notamment post-coloniaux) qui ont souligné comment la modernité européenne s’est accompagnée, et a été rendue possible, par le recours à la violence, à l’impérialisme et à l’exploitation. D’autre part, en revisitant l’histoire de l’Europe (et pas seulement de l’UE) sous cet angle, l’ouvrage apporte un éclairage original sur son présent et ses multiples crises. Comme la conclusion le souligne à juste titre, sous l’angle adopté ici, crises et conflits contemporains ne représentent pas un »tournant« en rupture avec un progrès linéaire: ils sont, bien plus, les éléments centraux de l’européanisation telle qu’elle est saisie empiriquement par les différentes études de cas de l’ouvrage.
Car la deuxième ambition forte de l’ouvrage est empirique: il s’agit de mettre au jour la grande variété d’objets abordés dans les dix-sept chapitres qui le constituent. Chacun, conformément à l’esprit de la collection où il paraît, s’organise autour d’une »source«, un document dont le chapitre correspondant propose une contextualisation et une analyse. Pour ce faire, bien que fermement ancré dans l’histoire, l’ouvrage fait appel à différentes disciplines et méthodes – de l’analyse d’archives écrites (périodiques, discours, textes juridiques) ou iconographiques, à l’enquête ethnographique. Si cette diversité pourra parfois dérouter, elle est en réalité essentielle au projet d’ensemble: elle donne à voir la multiplicité des processus d’européanisation, et les tensions qu’ils génèrent, au concret.
L’ouvrage s’organise en trois parties, correspondant chacune à une façon d’envisager l’européanisation, et de mettre au jour la façon dont elle est travaillée par l’ambiguïté. Une première partie s’intéresse aux ambiguïtés de l’Europe comme idée. Les différentes contributions en explorent l’ambivalence, comprise ici avant tout comme tension entre l’impératif d’universalité et celui de particularité, entre l’unité et la diversité, qui demeure au cœur de la construction européenne. Les chapitres d’Anette Schlimm ou d’Ulrich Wyrwa sur les efforts pour construire des mouvements européens défendant les particularismes nationaux ou l’antisémitisme, comme celui de Dieter Gosewinkel sur les continuités des représentations de l’Europe dans l’extrême-droite française depuis Vichy, ou celui de Judith Becker sur les missionnaires européens au XIXe siècle, illustrent non seulement la multiplicité des représentations, mais aussi, et avec une grande clarté, la tension entre universalité et particularisme qui en traversent un grand nombre depuis le XIXe siècle. Cette tension perdure du reste jusqu’à nos jours, comme le rappelle le chapitre de Ben Gardner-Gil sur les »thèses sur l’Europe« du Premier ministre tchèque Petr Nečas en 2012.
La deuxième partie de l’ouvrage aborde de front la question de la définition de l’Europe elle-même comme espace. Le constat que les frontières de l’Europe sont, elles-mêmes, un objet permanent de contestation, n’est pas nouveau. Mais cette partie souligne que l’ambiguïté dans la délimitation de l’Europe joue de deux façons: elle est à la fois un enjeu de luttes entre de multiples acteurs, et elle produit une organisation asymétrique et fortement hiérarchisée. Les deux chapitres sur la Turquie (Hannes Grandits et Ayhan Kaya) fournissent une illustration, l’une historique et l’autre contemporaine, des interprétations conflictuelles de la »modernité« et de la »civilisation« auxquelles l’européanisation est souvent associée. De même, l’analyse des politiques migratoires, dans la république de Weimar (Jochen Oltmer) ou dans l’Europe contemporaine (Marcel Berlinghoff), met au jour la tension entre ouverture et fermeture, intégration et exclusion, qui est sous-jacente à la modernité européenne envisagée dans une perspective globale – une ambivalence qui est étendue à la question de l’européanisation de la mémoire (de quoi doit-on se souvenir?) par le chapitre de Lijljana Radonić sur la mémoire du génocide en Croatie.
Enfin, la troisième et dernière partie de l’ouvrage explore la question de l’européanisation de l’ambivalence dans les pratiques. Les différentes études montrent comment les multiples circulations et réinterprétations de pratiques entre espaces nationaux et transnationaux participent aussi des processus d’européanisation. Mais l’originalité de cette partie est de souligner que ces circulations ne sont pas en soi un signe de progrès: les analyses portent ici largement sur l’européanisation des pratiques sécuritaires – étroitement liées, habituellement, au monopole de la violence légitime par l’État. Ainsi, les débuts fascistes de la coopération policière européenne (Patrick Bernhard) ou les pratiques de l’enfermement (Felix Ackermann) en donnent des illustrations évocatrices. Le dernier chapitre de Paweł Lewicki ramène quant à lui l’Union européenne au centre de l’analyse en mettant en lumière l’ambiguïté, ici comprise comme décalage et contradiction, entre les principes de tolérance mis en avant par les institutions européennes et la persistance de clichés nationaux dans les relations quotidiennes au sein des institutions.
L’ouvrage propose ainsi une réflexion théorique stimulante pour les travaux d’histoire, mais plus largement aussi, de sciences sociales sur les processus d’européanisation. Celle-ci s’appuie sur de riches documents et analyses empiriques qui étayent de façon convaincante le propos. La lecture laisse cependant subsister quelques regrets. En premier lieu, en insistant sur la plurivocité et l’ambivalence, le cadre théorique proposé peine parfois à contenir la variété des cas empiriques abordés qui illustrent de multiples façons pour l’européanisation d’être ambivalente. Ce d’autant que le format choisi laissera parfois les lecteurs sur leur faim, en privilégiant des textes courts plus que des développements systématiques. Cette »ambiguïté de l’ambiguïté« est, toutefois, aussi, le reflet de sa fécondité. Il est peut-être plus regrettable, en second lieu, que le dialogue ne soit pas plus systématiquement établi avec d’autres usages du concept d’européanisation par les sciences sociales qui étudient la construction européenne. Certes, le projet est précisément de décentrer le regard de l’UE et de ses institutions. Toutefois, c’est dans ce domaine que le concept d’européanisation a donné lieu au plus grand nombre de définitions et d’opérationnalisations. Alors que l’une des ambitions de l’ouvrage est de mettre en question, on aurait pu souhaiter un effort plus soutenu pour engager le débat avec cette partie de la littérature. Mais il n’en reste pas moins que c’est sans doute le grand mérite de cet ouvrage d’inviter à un tel débat, et à une réflexion critique sur les catégories utilisées pour analyser l’UE.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Hugo Canihac, Rezension von/compte rendu de: Timm Beichelt, Clara Maddalena Frysztacka, Claudia Weber, Susann Worschech (Hg.), Ambivalenzen der Europäisierung. Beiträge zur Neukonzeptionalisierung der Geschichte und Gegenwart Europas, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2021, 282 S., 7 s/w Abb. (Europäische Geschichte in Quellen und Essays, 5), ISBN 978-3-515-12874-2, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92286