Dominik Bohmann, professeur dans un lycée bavarois, est associé au projet que mène l’université de Ratisbonne autour de la découverte du journal de prisonniers de guerre français durant la Première Guerre mondiale, »Le Pour et le Contre«1.

L’étude qu’il a menée et le livre qui en découle ont pour objectif de faire »un pas supplémentaire« (p. 355) et ainsi, de donner une profondeur toute nouvelle aux travaux sur les captifs. L’angle choisi repose sur la construction et/ou le maintien de l’identité collective, personnelle et individuelle des prisonniers de guerre dans cette »institution totale« que constitue le camp. Cette notion, mise au point par Erving Goffman, n’est pas propre aux camps de prisonniers, puisqu’elle désigne tout lieu collectif, à gestion bureaucratique, où l’individualisme est ignoré, comme une caserne, un couvent, un internat ou un camp de prisonniers. Une telle expérience prolongée peut conduire à la déculturation. La thèse de Dominik Bohmann consiste à montrer que les prisonniers de guerre français, pour lutter contre ce danger, ont créé une contre-culture s’appuyant sur trois identités mises en évidence par Jan Assmann. L’identité individuelle est le fait d’avoir conscience de sa propre particularité, son image par rapport aux autres; l’identité personnelle est constituée par l’ensemble des rôles et compétences partagés avec autrui dans les situations ordinaires de l’existence; enfin, l’identité collective est formée par l’image que le groupe des prisonniers de guerre français se construit.

L’importance de cette triple construction identitaire est avant tout spécifique à la Grande Guerre. Ces hommes auraient dû être des héros sur le front et toutes les représentations militaires à cette époque, en France, tournent autour du culte des Poilus. Or, les prisonniers de guerre sont privés de guerre, c’est-à-dire de tout ce qui donne sens à l’existence, pour un homme en âge de se battre, entre 1914 et 1918, comme l’analysent Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker (p. 34). Mais la construction identitaire est aussi généralisable à toute étude sur les prisonniers de guerre, quelle que soit l’époque, puisqu’ils vivent dans une »institution totale« qui les force à se construire un espace libre pour survivre dans les camps.

Les trois identités sont repérables dans le journal »Le Pour et le Contre« et finissent par créer une culture de camp qui, parce qu’elle obéit à une stratégie collective, repose sur des règles et valeurs familières et sur le souvenir d’un passé commun. Elle reprend les idéaux transmis depuis le XIXe siècle, la virilité attendue des hommes et le patriotisme, un discours reposant sur du »déjà‑dit«, ainsi que l’a analysé Michel Foucault (p. 36) qui explique qu’il soit acceptable par tous. En effet, si vus par les gardiens et les autorités du camp de Ratisbonne, les prisonniers de guerre subissent un destin identique, ils n’ont pas les mêmes origines et ne vivent pas la même captivité: ils ne sont pas issus des mêmes régiments, des mêmes régions françaises ou des mêmes groupes sociaux, n’ont pas le même âge ni la même situation familiale. Certains restent au camp de Ratisbonne quand d’autres travaillent en Kommandos. C’est pourquoi la culture de camp puise dans une culture commune conservée, actualisée et partagée à l’extérieur du camp puisque le journal est lu dans les autres camps de Bavière, mais aussi envoyé en France: des civils, hommes et femmes, écrivent aux rédacteurs du journal et participent aux discussions.

Mais l’établissement de cette culture commune n’est pas une évidence. Les responsables du journal sont des bourgeois conservateurs qui utilisent le journal comme porte-voix d’une propagande religieuse, au point que dans le chapitre IV, Dominik Bohmann s’interroge sur l’utilisation du journal comme »tentative de mission catholique« (p. 190–244), alors même que l’indifférence religieuse domine dans le camp, à l’exception de la période de Noël. Mais, comme son titre l’indique, »Le Pour et le Contre« encourage les débats, qui sont nombreux et animés sur tous les sujets: la religion, la musique, le sport …

Ces exemples montrent à la fois la richesse du journal »Le Pour et le Contre« mais aussi la difficulté de construire une culture du camp, et par là même les trois identités évoquées précédemment: les responsables du journal occupent l’essentiel des fonctions administratives dans le camp, ils ont une identité individuelle très affirmée, ce qui n’est pas forcément le cas de tous les prisonniers, qui doivent construire la leur. Ces hommes ont aussi une identité personnelle évidente dans le camp et imposent des sujets de débats parfois de très haute volée mais le journal permet à d’autres prisonniers, qui s’expriment soit par écrit ou bien par oral (ce qui, évidemment, n’a pas été conservé), de réagir, débattre, se faire connaître dans le groupe des prisonniers. L’identité collective se forge sur les débats mais aussi sur des activités plus consensuelles comme le théâtre de boulevard ou classique. Les possibilités d’identification sont immédiates puisque les pièces choisies font appel à l’amour, la mort, l’honneur, la loyauté, la rébellion, la violence ... La programmation et le déroulé sont identiques à ceux des théâtres en France, avec le patriotisme et l’héroïsme comme valeurs premières et La Marseillaise chantée à la fin des spectacles.

Mais le livre de Dominik Bohmann ne se limite pas à démontrer, avec succès, le rôle du journal dans la construction identitaire des prisonniers de guerre et leur résistance à »l’institution totale« du camp. Il présente des mises au point systématiques sur l’état de la recherche concernant les prisonniers de guerre; une comparaison entre les journaux des tranchées, les journaux des camps et la presse en France; les conséquences de la loi de 1905 sur les rapports entre l’Église et la Société, notamment dans le domaine scolaire; des précisions sur le paysage musical et théâtral d’avant 1914; les rôles de femmes au théâtre en général et dans les camps en particulier; l’évolution des pratiques sportives. L’approche est pluridisciplinaire.

Outre le journal »Le Pour et le Contre«, Dominik Bohmann s’appuie sur des sources très variées (archives du ministère bavarois de la Guerre, archives municipales, judiciaires, épiscopales, la presse régionale, d’autres journaux de camps, les journaux des tranchées). La bibliographie est internationale, très actualisée et particulièrement dense. Les annexes, les illustrations et les index font de ce livre un ouvrage de recherche et de référence qui à la fois soutient une thèse nouvelle et convaincante et en même temps apporte un éclairage original pour l’étude des prisonniers de guerre de toutes les époques.

1 Pour les deux premiers volumes de la série voir le compte rendu dans Francia Recensio 2020/2, DOI: 10.11588/frrec.2020.2.73366: Isabella von Treskow (dir.), Le Pour et le Contre. Die Zeitung der französischen Kriegsgefangenen in Regensburg 1916/17. Traduit et annoté par Manfred L. Weichmann, Regensburg 2019 (Kulturgeschichtliche Forschungen zu Gefangenschaft und Internierung im Ersten Weltkrieg, 1); Bernhard Lübbers, Isabella von Treskow (dir.), Kriegsgefangenschaft 1914–1919. Kollektive Erfahrung, kulturelles Leben, Regensburger Realität, Regensburg 2019 (Kulturgeschichtliche Forschungen zu Gefangenschaft und Internierung im Ersten Weltkrieg, 2).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Evelyne Gayme, Rezension von/compte rendu de: Dominik Bohmann, Französisches Leben im Lager Regensburg. Ein Mikrokosmos im Licht der Gefangenenzeitung »Le Pour et le Contre« (1916/1917), Regensburg (Friedrich Pustet) 2021, 407 S. (Kulturgeschichtliche Forschungen zu Gefangenschaft und Internierung im Ersten Weltkrieg, 3), ISBN 978-3-7917-3081-3, EUR 39,95., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92288