Ce jeu autour des termes bien connus de l’hymne allemand a été choisi pour indiquer que l’ouvrage collectif dont il est question, fruit d’un colloque en ligne organisé en 2020, a pour objectif de discuter la nature du régime hybride du Kaiserreich de 1871 à 1918, qui apporta certes l’unité allemande et la codification du droit, mais qui n’était pas démocratique. Il est vrai que classer ce régime, monarchie représentative mais non parlementaire, État autoritaire (Obrigkeitsstaat) mais associé à du suffrage universel masculin pour l’élection du Reichstag, structure fédérale incarnée dans le Bundesrat tout en ayant impulsé une centralisation, n’est pas simple et résiste aux typologies politiques classiques. L’objectif de ce volume est d’analyser cette complexité et de voir comment placer le régime par rapport à l’horizon de la démocratie. Pourtant, aux yeux d’un lectorat français, le Kaiserreich ne paraît pas si étrange car il ressemble un peu au Second Empire de Napoléon III (1852–1870). Mais le présent ouvrage n’offre pas de réflexion comparative permettant d’évaluer la spécificité du »Second Empire« allemand, qui a vu l’entrée du pays dans la »modernité« sans être démocratique à l’instar de son homologue français.

Les vingt-deux contributions qui composent l’opus sont classées en quatre thèmes: respectivement la constitution et le système politique, la démocratie de masse et la société représentée dans les partis et au parlement, les milieux intellectuels et religieux, et enfin la mémoire collective. On peut regretter que la dimension sociale ne soit pas plus présente dans le volume, ne serait-ce que pour rappeler la part tout à fait prééminente dans les institutions comme dans la propriété foncière de la noblesse, qui jouit de privilèges juridiques, fiscaux et détient des pouvoirs de police dans les domaines fonciers de l’Est jusqu’en 1918.

Pour l’étude des institutions politiques, signalons un très utile organigramme (p. 5), que l’on ne trouve pas dans les ouvrages en français. Une contribution sur l’empereur Guillaume Ier, assortie de caricatures, permet d’approfondir cette figure tutélaire paradoxalement moins connue et étudiée que Guillaume II. Les contributions les plus originales portent ensuite sur les structures fédérales du Kaiserreich avec notamment un article précieux sur le Bundesrat et l’évolution de ses pouvoirs, du fait de sa marginalisation progressive par rapport au gouvernement. Le fédéralisme a impliqué des négociations permanentes entre l’échelon central et les États fédérés, qui ont produit une culture du compromis.

La partie sur les partis est particulièrement percutante quand elle traite de l’échelon des communes (telle Magdebourg), là aussi un parent pauvre des synthèses. Or les communes ont permis d’une part à des femmes de déployer une action publique dans les domaines social et de l’éducation (alors que le suffrage féminin n’est pas accordé avant 1918) et, d’autre part, à l’opposition sociale-démocrate de développer une expérience politique, alors que le niveau gouvernemental lui restait fermé, y compris après la levée des lois antisocialistes en 1890. Ces dernières sont d’ailleurs revisitées car la période allant de 1878 à 1890 correspond paradoxalement à une augmentation de la cohésion du milieu ouvrier, qui rend possible dans un second temps la victoire électorale de la social-démocratie en 1912, devenue alors première force politique d’Allemagne.

Dans l’ensemble sur les milieux politiques, signalons deux contributions sur la place paradoxale des Juifs dans le Kaiserreich, à la fois pleinement citoyens au plan juridique depuis 1871 (date de leur émancipation célébrée dans la mémoire collective du groupe), mais encore victimes de discriminations dans certains métiers (la haute fonction publique notamment) et souffrant d’un antisémitisme ambiant dans la société qui les rabaisse au rang de citoyens de seconde zone.

La place du Kaiserreich dans la mémoire collective allemande est de ce fait ambivalente, à l’image du régime lui-même: à la fois cible de critiques au plus fort de la controverse (aujourd’hui éteinte) sur la »voie séparée« allemande (deutscher Sonderweg) des années 1970–1980 dans un contexte de face à face des deux Allemagne et de discussion sur les antécédents autoritaires au régime nazi, et objet sinon d’une nostalgie du moins d’une politique culturelle lors des commémorations des 150 ans de l’unité allemande en 2021. La reconstruction d’un pan du château des Hohenzollern au cœur de Berlin fait partie de ce revival. Une contribution très richement illustrée en couleurs sur l’exposition organisée en 2020–2021 au musée d’histoire de la Bundeswehr à Dresde est consacrée aux guerres qui ont »fait« la nation allemande de 1864, 1866 et 1870: elle montre combien les objets produits en série sous le Kaiserreich (médailles militaires, cartes postales, gravures, livres illustrés pour enfants, figurines) ont créé une culture nationale liée non aux valeurs de la démocratie mais à la nation en armes.

Au total, la thèse défendue par l’ouvrage est que le Kaiserreich fut un régime extrêmement complexe qui, sans être démocratique, comportait cependant des tendances à la démocratisation au sein d’une société plurielle et de plus en plus désireuse de participation politique. Ce résultat, plein de nuances (ce qui est à saluer), omet toutefois de parler de la violence des guerres coloniales menées par l’Allemagne en Afrique (on s’étonnera que les colonies ne soient évoquées que dans une seule contribution, alors que la recherche récente s’est évertuée à replacer le Kaiserreich dans un contexte plus global), tout comme de la situation des minorités (comme les Polonais notamment vivant à l’Est de la Prusse), qui sont confrontées à de nombreuses discriminations par la politique de germanisation).

Reste un ouvrage réflexif d’excellent niveau qui fera date, car faisant un point historiographique précis, utile et par là bienvenu sur cette période charnière de l’histoire allemande, entre les régimes constitutionnels de la seconde moitié du XIXe siècle et la république de Weimar mieux connue du grand public. Une bibliographie générale aurait pu enrichir cette fonction de transmission.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Bénédicte Vincent, Rezension von/compte rendu de: Andreas Braune, Michael Dreyer, Markus Lang, Ulrich Lappenküper (Hg.), Einigkeit und Recht, doch Freiheit? Das Deutsche Kaiserreich in der Demokratiegeschichte und Erinnerungskultur, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2021, 426 S., 18 s/w Abb., 21 farb. Abb., 1 s/w Tab. (Weimarer Schriften zur Republik, 17), ISBN 978-3-515-13150-6, EUR 64,00., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92289