Magnus Brechtken a réussi le tour de force de regrouper, dans son livre »Le travail sur le passé national-socialiste. Une compilation« (2020), plus d’une trentaine de chercheuses et de chercheurs autour d’un large panorama de l’histoire du nazisme et de sa mémoire dans l’Allemagne contemporaine. On retrouve dans l’épais volume des grands noms de l’histoire du nazisme, allemands ou américains, comme Frank Bajohr, Ulrike Jureit, Jeffrey Herf ou Christopher Browning. Alors qu’en France, histoire et mémoire sont des objets séparés – si ce n’est conflictuels – qui ne parviennent pas toujours à se réconcilier autour d’une histoire de la mémoire, l’ouvrage propose ici un travail ouvert sur la construction scientifique du passé nazi, tout comme sur l’appropriation dans différentes institutions, voire dans l’ensemble de l’opinion publique, de ce passé traumatique.

Le premier élément intéressant de la démarche est de proposer un changement dans la terminologie. En effet, dès les premières pages de ce qui s’érige comme un bilan essentiel des recherches récentes, Magnus Brechtken propose d’abandonner le terme de Vergangenheitsbewältigung pour lui préférer Aufarbeitung. Il ne s’agit pas que d’un débat technique sur le vocabulaire. Le premier terme, dominant en Allemagne, a petit à petit fait son chemin en France; il désigne le rapport général des Allemands à leur passé, la »maîtrise du passé« selon une traduction qui fluctue encore aujourd’hui en français1. Or, défend Brechtken, l’idée même de Bewältigung implique un dépassement, un règlement, un achèvement. Est-ce réellement possible avec le passé nazi? L’auteur lui préfère donc l’idée de Aufarbeitung, d’un »travail« ou »travail critique«, qui s’érige comme processus inachevé, toujours recommencé. Theodor Adorno défendait d’ailleurs déjà le terme en 19592.

Le livre est organisé en dix sections. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’intéresse pas au national-socialisme durant la dictature, mais bien à la manière dont la société allemande et la science historique se sont confrontées à ce passé à partir de 1945. Des thématiques larges sont abordées: l’histoire et la mémoire de l’holocauste; les »lieux de mémoire« du nazisme; deux gros chapitres sur la place des anciens nazis dans les institutions politiques allemandes (au Bundestag, dans les ministères de l’Intérieur ouest- et est-allemands …); la question des restitutions d’œuvres d’art; mais également des thématiques plus originales, comme une histoire de la perception médiatique du passé nazi, au cinéma, à la télévision ou dans le monde éditorial. L’interview de Timur Vermes, auteur d’un best-seller récent sur Hitler (»Il est de retour«, 2012) complète cette perspective intéressante. Si les études sur l’Allemagne de l’Ouest dominent, la RDA n’est pas oubliée, comme dans l’étude de Dierk Hoffmann, et un certain nombre de réflexions se tourne vers le passé récent de l’Allemagne réunifiée, voire vers une histoire du temps très présent, en conclusion (Bill Niven).

L’introduction porte d’ailleurs la trace de cette volonté de tirer un bilan des évolutions récentes: très rapide, elle insiste beaucoup sur l’importance de la »querelle des historiens« des années 1980 et des débats des années 1990 sur la »communauté du peuple« (Volksgemeinschaft) dans le changement majeur du rapport des Allemands à leur passé. En analysant »l’importance de la société dans son ensemble pour la stabilité du régime et la dynamique de domination«, cette historiographie a permis de provoquer une »mutation fondamentale«: le peuple allemand est passé d’un statut d’»objet« passif »de répression totalitaire« à celui d’acteur, des acteurs qui avaient été capables de soutenir pleinement le régime (p. 15). Mais en insistant sur ces débats récents, l’ouvrage semble parfois oublier une partie des débats essentiels des années 1960 et 1970, portés par une génération contestatrice qui avait produit, bien avant les années 1980, une confrontation radicale et originale avec le passé national. Encore faut-il souligner que l’ouvrage s’intéressant principalement à la science historique, il est possible de souligner que celle-ci a connu des évolutions beaucoup plus lentes qu’une partie de la société allemande.

Quel est le panorama aujourd’hui? À côté de la centralité de la mémoire de l’holocauste se développent des contre-courants, et une revalorisation – qui est tout sauf neutre politiquement – des souffrances allemandes; la Shoah, par ailleurs, n’est plus seulement perçue comme un projet nazi, mais comme un processus auquel ont participé de nombreux autres peuples européens, sans que cela débouche sur une relativisation de la responsabilité allemande (p. 652). Assiste-t-on, à bas bruit, à une »normalisation« du passé nazi? À l’émergence d’une mémoire post-moralisante? Les conflits mémoriels autour de la question coloniale allemande – voire la »concurrence des mémoires« – montrent toute la complexité des interactions entre les différentes séquences tragiques du passé national.

L’ouvrage dirigé par Magnus Brechtken, écrit en collectif, livre ainsi une image multiple et conflictuelle des évolutions récentes. Ce faisant, il apporte un complément intéressant à l’analyse récente de Heinrich August Winkler dans son livre »Wie wir wurden, was wir sind« (2020): l’historien y montrait l’ambiguïté des évolutions récentes. Croire ainsi que la culpabilité allemande aurait transformé le pays en parangon de vertu mémorielle, les Allemands ayant tiré toutes les leçons des crimes passés, comporterait le danger paradoxal d’un nouveau nationalisme3.

1 Voir Marie-Bénédicte Vincent, Le nazisme, régime criminel, Paris 2015, p. 2.
2 Cité dans ibid., Theodor W. Adorno, Was bedeutet: Aufarbeitung der Vergangenheit?, 1959. Un enregistrement de la conférence est disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=xNN1S2jIDkg.
3 Heinrich August Winkler, Wie wir wurden, was wir sind. Eine kurze Geschichte der Deutschen, München 2020, p. 221.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Nicolas Patin, Rezension von/compte rendu de: Magnus Brechtken (Hg.), Aufarbeitung des Nationalsozialismus. Ein Kompendium, Göttingen (Wallstein) 2021, 718 S., ISBN 978-3-8353-5049-6, EUR 29,90., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92290