Richard Rohrmoser, qui enseigne l’histoire contemporaine à l’université de Mannheim, propose dans cet ouvrage tout à la fois une histoire de l’antifascisme en Allemagne, de la république de Weimar à nos jours, et une analyse empathique de ce qui est devenu depuis les années 1970–1980 une »scène« socio-politique et socio-culturelle, aussi minoritaire que fort présente dans la société allemande, spécialement dans la jeunesse lycéenne et étudiante des centres urbains.

La définition proposée (p. 13) de l’antifascisme contemporain – un concept qui unit divers courants de gauche pour combattre un »fascisme« protéiforme défini comme »fondé sur le Führerprinzip, antidémocratique, nationaliste, raciste« – englobe à juste titre une large palette de courants et d’activités, et ne diffère guère de celle que nous avions nous-mêmes proposée pour la France1, même si son histoire est, à l’évidence, différente.

Le livre débute par une longue évocation (p. 13–53) de l’antifascisme sous la république de Weimar et sous le IIIe Reich. Si les mouvements évoqués (Rotfrontkämpferbund, Reichsbanner, Eiserne Front, Antifaschistische Aktion) sont bien connus des historiens, l’auteur insiste à juste titre sur le rôle matriciel de cette séquence pour l’antifascisme contemporain. La victoire facile des nazis sur leurs opposants, l’empathie à l’égard de leurs victimes, le traumatisme de la Shoah, constituent encore aujourd’hui une expérience quasi-existentielle, bien que le plus souvent indirecte, pour ceux qui se réclament de l’antifascisme dans l’Allemagne d’après-guerre. Richard Rohrmoser rappelle aussi que le logo de l’Antifaschistische Aktion, mouvement fondé en 1932 par les communistes allemands (deux drapeaux rouges symbolisant KPD et SPD inscrits dans un cercle rouge) a été repris et détourné dans les années 1980 (p. 88) par les nouveaux antifascistes (deux bannières rouge et noire dans un cercle noir) sous la même appellation. Mais il n’explique pas vraiment pourquoi le KPD des années 1920– 1930, un parti stalinisé fort peu démocratique, aussi peu unitaire que libertaire, est pris pour référence au moins implicite, par la scène autonome contemporaine.

L’apport principal de l’ouvrage est de décrire, avec beaucoup de précision, le passage d’un antifascisme »traditionnel«, lié par son ancrage historique au mouvement ouvrier, à un antifascisme »autonome«, qui s’approprie, non sans malentendus, la Kampfkultur de la république de Weimar, sans s’inscrire cependant dans l’héritage historique des gauches allemandes. L’auteur montre que le principal opérateur du passage du premier au second est le Kommunistischer Bund (KB), une formation maoïste influente dans l’extrême gauche allemande des années 1970, fort mal connue en France. C’est lui qui intrique l’antifascisme classique de »confrontation« à la scène culturelle alternative, en initiant, comme à Francfort en 1979, le premier festival de »Rock contre la droite« (p. 69). Les scissions puis l’effondrement du KB après la réunification allemande, laissent la place à une scène de groupes autonomes, qui incarnent, dans la diversité de leurs actions, l’antifascisme dans les trois dernières décennies. Celui-ci se confronte à une droite radicale dont certaines composantes (Wehrsportgruppe Hoffmann dans les années 1970, Nationalsozialistischer Untergrund dans les années 2000) sont impliquées dans des attentats meurtriers (douze morts à l’Oktoberfest de Munich en 1980) et des pogroms contre des foyers de travailleurs étrangers. Cette particularité »violente« des droites radicales allemandes, partagée un temps dans les années 1970 avec l’Italie, explique largement l’importance des activités de la mouvance antifasciste en Allemagne. Celles-ci, à côté de la confrontation dans la rue, intègrent aussi un »antifascisme de recherche«: recension minutieuse des activités et des militants des droites radicales, »perquisitions« à leurs domiciles, abonnements à leurs journaux, constitution de fichiers … Le »tournant culturel« amorcé dans les années 1980, s’intensifie avec la production de codes culturels et vestimentaires, bien inscrits dans la culture de masse de la jeunesse contemporaine: mots d’ordre détournant ironiquement des formules traditionnelles ou des slogans publicitaires (»Kein Gott, Kein Staat, Kein Kaffeeautomat«), ou encore le vocabulaire des droites radicales, comme avec ce »Front des pommes allemandes« (Front Deutscher Äpfel) ou ces appels à se protéger des »fruits du sud« (»Südfrüchte raus!«, »Grenzen dicht für Fremdobst!«). En conclusion, Richard Rohrmoser qui définit l’antifascisme contemporain comme »un mouvement social« non centralisé, aux multiples champs d’action, s’interroge sur le »grand écart« (p. 188) entre son engagement civique proclamé au nom de principes largement partagés dans le champ politique, et une critique radicale de la société, qui ne renie pas l’usage de la violence politique.

C’est une des questions que se pose aussi le lecteur à l’issue de cet ouvrage bref, mais dense et fort bien documenté. Peut-être aurait-elle du ordonner l’ensemble du propos … Une autre est le caractère socialement désincarné de l’analyse. On apprend en quelques lignes, et seulement en fin d’ouvrage (p. 171), que les activistes antifascistes ont en moyenne entre 15 et 35 ans, sont plutôt lycéens et étudiants, ou sont passés par l’université. À vrai dire, on s’en doutait un peu … Mais on aurait aimé en savoir un peu plus sur ce monde militant, comme sur ses interactions avec l’ensemble de la société. Ces remarques n’empêchent pas de saluer la parution de cette synthèse qui s’inscrit dans une historiographie, aujourd’hui abondante et en plein renouvellement, de l’antifascisme en Europe.

1 Gilles Vergnon, L’antifascisme en France. De Mussolini à Le Pen, Rennes 2009 (Histoire).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Gilles Vergnon, Rezension von/compte rendu de: Richard Rohrmoser, Antifa. Porträt einer linksradikalen Bewegung, München (C. H. Beck) 2022, 208 S. (C.H.Beck Paperback, 6414), ISBN 978-3-406-76097-6, EUR 16,00., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92307