L’ouvrage stimulant de l’historien David Todd vient consacrer une réflexion engagée il y a près de dix ans autour du concept d’»Informal Empire«, introduit par les travaux de John Gallagher et Ronald Robinson, puis par ceux de Christopher Bayly sur l’empire colonial britannique1. »A Velvet Empire«, tout juste traduit en français (2022), s’ajoute aux nombreuses références historiographiques parues ces dernières années, élargissant les perspectives d’une histoire globale »à la française« dont le récent »D’ici et d’ailleurs« auquel l’auteur a contribué2. Ce livre participe ainsi au renouvellement de la »French Imperial History«, à son décloisonnement spatial et temporel, comme à la réévaluation d’un certain nombre d’acquis et de stéréotypes dans lesquels elle s’est enfermée depuis la fin des périodes coloniales. Le but principal des cinq chapitres du livre est en effet de déconstruire un paradoxe qui caractérise le XIXe siècle français depuis la chute du Premier Empire napoléonien au début de la Troisième République: celui d’une France monarchiste et capitaliste qui s’est imposée comme la deuxième puissance impériale après la Grande-Bretagne malgré une expansion territoriale réduite jusqu’aux années 1880. C’est ce rayonnement français dans sa dimension globale et impériale que cherche à questionner l’auteur en s’appuyant sur une grande variété de sources économiques, diplomatiques et iconographiques, et en opérant trois décentrements.

Le premier consiste à la comparaison franco-britannique pour ajourner l’idée d’une absence d’impérialisme français des années 1820 aux années 1870. À l’exception de l’Algérie conquise à partir de 1830, cette période est souvent considérée comme un temps mort des conquêtes coloniales françaises face aux nombreux territoires inféodés et peuplés par la Grande-Bretagne à la même époque. Aux différents échecs militaires de la France en Haïti, au Mexique ou au Moyen-Orient et à la faiblesse de l’émigration vers ses colonies, l’auteur oppose une expansion de souveraineté informelle se déployant par un tissu de réseaux économiques, politiques et culturels. Cet »empire oublié« est illustré avec pertinence dans les chapitres 3 (»Champagne Capitalism«) et 4 (»Conquest by Money«). Le premier est consacré à la fabrique d’un »empire du goût« par la commercialisation du champagne à l’échelle mondiale, le second à l’élaboration d’une géopolitique de la »colonisation d’investissement«, au moyen d’une exportation massive et rapide de capitaux. Todd montre dans quelle mesure ce modèle économique globalisé a à la fois contribué au développement de la société française, à la modernisation de ses institutions et à son assise politique et diplomatique à l’international jusqu’à la fin du XIXe siècle. De ce point de vue, le cas de l’Égypte traité dans le dernier chapitre (»Agent of Informal Empire«) est particulièrement éclairant. En maintenant jusqu’aux années 1870 les privilèges extraterritoriaux de ses ressortissants, la France fait de l’Égypte »sa colonie informelle la plus rentable« et le lieu d’expression le plus efficace de son »Cross Cultural Trade« (p. 229–230).

Le second décentrement vise à inscrire le XIXe siècle français dans une perspective globalisante, pour démontrer comment l’»Imperial soft power« a permis aux régimes monarchiques de se maintenir en dépit des révolutions républicaines successives. Dans le sillage de ses travaux sur l’identité économique de la France et sur l’émergence d’une culture protectionniste portée par les élites politiques et les intellectuels français depuis la fin du XVIIIe siècle3, Todd réévalue l’étroite compatibilité entre monarchie et capitalisme moderne, entre idéologie contre-révolutionnaire et expansion impériale, en s’appuyant notamment sur une relecture minutieuse d’auteurs aux positions conservatrices comme Talleyrand, Benjamin Constant ou Paul Leroy-Beaulieu mais aussi de figures politiques moins étudiées comme l’abbé de Pradt et Michel Chevalier. Le premier chapitre (»Empire without Sovereignty«) montre ainsi comment émerge l’idée d’une civilisation européenne et se forme une »conscience précoce de l’échelle globale des affaires humaines« (p. 29) parmi les élites économiques et politiques contre-révolutionnaires.

Le troisième décentrement invite à complexifier l’approche historienne de la colonisation en reconsidérant la nature même des rivalités coloniales franco-britanniques et les mécanismes sous-jacents aux conquêtes coloniales. C’est là un apport considérable pour l’histoire coloniale française, et en particulier celle de l’Algérie à laquelle est consacré le second chapitre (»Algeria, Informal Empire Manqué«). Revenant sur les racines idéologiques de la conquête, Todd réinterprète les facteurs déclencheurs (par exemple le fameux »coup d’éventail« du dey d’Alger au consul de France) dans une analyse globale qui permet d’atténuer la dimension contingente et factuelle du déclenchement de la guerre. La qualité innovante de ce chapitre réside aussi dans l’épaisseur historique qui est donnée aux premières décennies de l’occupation de l’Algérie en attirant le lecteur vers la pluralité des enjeux économiques et politiques qu’elle recouvre pour la France.

Centrée sur la violence des conquêtes et la dimension coercitive de la colonisation, l’historiographie a largement négligé la dimension économique et culturelle de la colonisation au XIXe siècle, mais aussi la part des élites locales dans sa mise en œuvre. Cet »empire collaboratif« est celui d’un déploiement français à coup de traités et d’accords commerciaux, en particulier sous le Second Empire, qui prépare le terrain aux conquêtes territoriales futures. Beaucoup de souverains et de gouvernements étrangers ont préféré collaborer avec la France plutôt qu’avec la Grande-Bretagne et son libéralisme agressif. Todd invite ainsi, comme dans ses précédents travaux, à faire un pas de côté pour sortir des sentiers battus et rebattus de l’histoire nationale et coloniale française.

En définitive, cet empire de velours que la France a bâti tout au long du XIXe siècle témoigne aussi de sa capacité réduite à projeter un pouvoir territorial. Le déclin de la puissance économique française à partir des années 1880 conduit irrémédiablement à une expansion militaire et territoriale, ce nouvel empire basé sur le contrôle des ressources et des populations différant du précédent fondé sur la création de »Commercial Crossroads« et d’opportunités économiques pour les expatriés. En connectant et en tissant les liens entre ces évènements qui font l’histoire de la France hors de ses frontières, cet ouvrage nous invite finalement à reconsidérer le récit classique de l’État-nation et la place de la France dans le processus de globalisation au XIXe siècle.

1 David Todd, A French Imperial Meridian, 1814–1870, dans: Past&Present 210 (2011), p. 155–186; John Gallagher, Ronald Robinson, The Imperialism of Free Trade, dans: Economic History Review 6/1 (1953), p. 1–15; Christopher Bayly, Imperial Meridian: The British Empire and the World, 1780–1830, Londres 1989.
2 Quentin Deluermoz (dir.), D’ici et d’ailleurs. Histoires globales de la France contemporaine, Paris 2021.
3 David Todd, L’identité économique de la France. Libre-échangisme et protectionnisme, 1814–1851, Paris 2008; Free Trade and its Enemies in France, 1841–1851, Cambridge 2015.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Hugo Vermeren, Rezension von/compte rendu de: David Todd (ed.), A Velvet Empire. French Informal Imperialism in the Nineteenth Century, Princeton (Princeton University Press) 2021, XI–350 p. (Histories of Economic Life, 29), ISBN 978-0-691-17183-8, USD 39,95., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92313