Publié dans la collection »Peripherien« de l’éditeur Boehlau (depuis 2017 un imprint de Vandenhoeck & Ruprecht, lui-même repris par Brill depuis), l’ouvrage d’Alexander van Wickeren vient compléter, de manière originale, une historiographie encore souvent compartimentée du fait des structures universitaires et des périodisations en cours dans le champ des études historiques. À partir de l’histoire de la recherche sur le tabac, il se penche sur la question des »espaces de savoir« générés par les transferts et coopérations, dans le cas présent, entre la France et l’Allemagne, en prenant pour point de départ les activités de la Société des sciences, agriculture et arts du Bas-Rhin établie à Strasbourg. L’ouvrage s’ouvre sur la période révolutionnaire et napoléonienne, sans cependant s’y arrêter, l’auteur consacrant des développements importants aux évolutions qui jalonnent le siècle jusqu’aux années 1870. En six chapitres thématiques, l’auteur parcourt ainsi la période de manière chronologique pour éclairer, en conclusion, l’importance des jeux d’échelles dans, d’une part, la construction d’un savoir européen sur le tabac et, d’autre part, la constitution d’un espace de savoir rhénan.

La première partie est consacrée à l’émergence d’une recherche rhénane sur le tabac. L’auteur se concentre sur la manière dont la mise en place du blocus continental, conjuguée à l’établissement d’un monopole français sur le tabac en 1810/1811, entraîna la constitution d’un espace de savoir régional fonctionnant en réseau. Dès lors, l’Alsace représenta pour ces chercheurs de Rhénanie un centre d’impulsion scientifique fondamental, sans que cet élan puisse être réduit à un phénomène de centralisation. Un processus de nationalisation scientifique s’observe alors, comme le montre l’exemple du réformateur Johann Nepomuk Schwerz: après 1815, des échanges informels continuent certes de lier les scientifiques des deux côtés du Rhin, mais les coopérations institutionnelles deviennent en revanche beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre.

Dans un deuxième temps, l’auteur offre un panorama du paysage scientifique lié à la recherche sur le tabac en Rhénanie. Il consacre des développements à la botanique économique et à l’agrochimie, qui emprunte une voie spécifique en Rhénanie. En effet, autour de 1800, les acteurs du monde agricole et de l’entreprise portent un nouveau regard sur le tabac. Dans le contexte rhénan, contrairement à ce qui se produit par exemple à Paris et à Berlin, les scientifiques s’efforcent de faire fructifier leurs recherches dans des applications liées au mouvement de réforme de la culture et de la transformation du tabac, tout en profitant des connaissances que peuvent leur apporter les agriculteurs. Cette attitude d’»empirisme scientifique« est admirée dans les autres régions et elle conduit à des formes de professionnalisation spécifiques, mêlant savoir pratiques et scientifiques, la figure de l’expert n’étant pas encore réduite à celle du chercheur en laboratoire.

Cette transformation dans la perception de l’»expert« se produit un demi-siècle plus tard, comme le montre la troisième partie de l’ouvrage, en s’arrêtant sur les critères de disqualification des »non-scientifiques«, notamment par le biais d’une rhétorique de plus en plus spécialisée. Par ailleurs, l’auteur se penche sur les aspects commerciaux dans un contexte de révolutions à la fois politiques, ainsi durant la période 1848/1849, et économiques, avec la transformation des espaces de production et de consommation, désormais entraînés dans des dynamiques globales à partir de la décennie 1840–1850, mais aussi fortement influencés par des transformations sociales. L’auteur propose de relire l’essor de la recherche sur le tabac à la lumière de l’importance prise par l’industrie du cigare, symbole de réussite sociale, dans le grand-duché de Bade. Cette partie du livre met en lumière les liens étroits entre dynamiques régionales, transfrontalières et globales.

La quatrième partie déplace la focale vers Cuba. Le milieu du XIXe siècle se caractérise en France par la victoire des tendances centralisatrices, qui affectent la recherche sur le tabac sur le cours supérieur du Rhin: spécialisation croissante des ingénieurs, encadrement organisé depuis Paris au sein du Ministère du commerce et de l’agriculture, ainsi que du Conseil général de l’agriculture. L’auteur s’intéresse à ces cadres en tant qu’experts nourris de savoirs globaux et trans-impériaux, souvent élaborés hors d’Europe. Les cigares cubains, dont la popularité est à son comble au milieu du XIXe siècle, connaissent un tel essor, qu’ils deviennent des objets de collection exhibés lors des expositions universelles après 1851. L’émulation suscitée par ce produit emblématique contribue à unifier la production mondiale de cigares, une évolution reposant sur des transferts scientifiques qui ne sont pas toujours couronnés de succès.

Ces échanges font néanmoins apparaître l’Atlantique comme un espace dans lequel les savoirs circulent, franchissant les frontières trans-impériales et celles séparant les colonies des métropoles, anciennes ou actuelles. L’espace atlantique demeure important pour la cinquième partie, qui explore, notamment, le rôle de l’émigration dans la mondialisation de la région du Rhin supérieur dans un contexte de concurrence entre apports extérieurs, savoirs venus de Paris et dynamiques régionales.

La sixième et dernière partie est consacrée à l’accroissement du nationalisme et à l’une de ses conséquences les plus visibles en matière commerciale: le protectionnisme. Rapidement, cela se traduit par l’apparition d’une rhétorique spécifique censée établir clairement des différences entre des cultures scientifiques nationales. Ce phénomène s’accompagne d’une discrimination croissante à l’égard d’acteurs considérés comme incompétents par les instances nationales pour participer aux expériences, par exemple en matière d’acclimatation. Peu à peu, les savoirs régionaux se retrouvent disqualifiés par ces instances.

L’ouvrage met en lumière de façon originale différents niveaux de »circulations scientifiques«, sans les réduire à des transferts. Le choix de la longue durée et l’ancrage rhénan permettent à l’auteur de revenir sur des notions centrales telles que celles de »savoirs d’Empire«, de »nationalisation scientifique«, ou encore de »révolution«, pour, finalement, discuter les grandes dynamiques généralement associées au long XIXe siècle: ruptures révolutionnaires, émergence d’espaces nationaux, mondialisation, colonialisme et impérialisme.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Indravati Félicité, Rezension von/compte rendu de: Alexander van Wickeren, Wissensräume im Wandel. Eine Geschichte der deutsch-französischen Tabakforschung (1780–1870), Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2020, 329 S. (Peripherien, 6), ISBN 978-3-412-51812-7, EUR 44,99., in: Francia-Recensio 2022/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2022.4.92315